Collaborations, conflits et dissidences dans une entreprise scientifique collective.
Le cas de l’École sociologique de Bucarest
Résumé
L’École monographique de Bucarest illustre de façon exemplaire ce qu’a pu être une entreprise collective d’enquêtes de terrain, dans un pays européen au début du XXe siècle. Lancé en Roumanie dans les années 1920 par le sociologue Dimitrie Gusti, le mouvement monographiste ambitionnait d’étudier un grand nombre de villages roumains au moyen d’une méthode d’enquête directe et multidisciplinaire. Le nombre trop élevé de collaborateurs, le retard dans les publications, le contexte politique trouble de l’époque et les velléités d’indépendance de certains membres de l’École, confrontés à la forte personnalité de Gusti, conduisirent à des ruptures et des dissidences tout au long du fonctionnement du mouvement monographiste (1923-1948). L’interdiction de l’enseignement de la sociologie dans la Roumanie communiste à partir de 1948, la disparition des institutions qui soutenaient le monographisme, l’éparpillement et la persécution subie par certains membres des équipes de Gusti mirent fin à cette entreprise scientifique pionnière.
Abstract
Collaborations, conflicts and dissidences in a collective scientific movement. The case of the Bucharest Sociological School.
The case of Bucharest’s Monographic School is exemplary for the creation of a movement for social research fieldwork in a European country at the early twentieth century. Initiated in the 1920s by the Romanian sociologist Dimitrie Gusti, the monographic movement aimed at researching a significant number of villages in Romania by applying a multidisciplinary fieldwork research method. The high number of collaborators, the postponement of publishing the research results, the politically troubled period and the ambitions of certain members of the School clashing with the strong personality of Gusti, resulted in defections and dissidences throughout the entire period of the School’s existence, between 1923 and 1948. The interdiction of the discipline of sociology after the instalment of the communist regime in 1948, the dismantlement of the institutions supporting monographic research, the scattering of the monographic School’s participants and the persecution of certain of its members by the communist authorities put an end to this scientific movement.
Des enquêtes monographiques villageoises pour une « science de la nation »
Cet article évoque une ambitieuse série d’enquêtes collectives, les monographies villageoises réalisées par l’École de Bucarest dirigée par le sociologue roumain Dimitrie Gusti (1880-1955) dans l’entre-deux-guerres. Ces enquêtes, qui vont assurer une grande notoriété internationale à leur promoteur, auraient concerné jusqu’à six cents villages et fait appel à des équipes d’observateurs et enquêteurs dont le nombre oscillait entre une dizaine et quatre-vingt-dix. Si le cadre institutionnel de ces enquêtes est en apparence lié au projet étatique de la jeune nation roumaine nouvellement unifiée en 1918, il obéit à un projet scientifique qui échappe aux influences politiques. Analyser cette entreprise à travers ses points de rupture et ses échecs partiels permettra de mettre en lumière les difficultés inhérentes à toute recherche scientifique collective. En mobilisant une grande variété de sources [1], nous souhaitons examiner la façon dont les données recueillies ont été mutualisées et utilisées lors des nombreuses campagnes de recherche et revenir sur les conflits qui ont pu émerger à l’intérieur d’équipes pluridisciplinaires regroupant des spécialistes de plusieurs sciences sociales (sociologie, folklore, géographie, ethnomusicologie, anthropologie physique, etc.) sous l’égide de la sociologie gustienne qui marqua fortement de son empreinte les protocoles d’observation et la grille d’interprétation des résultats. Les critiques d’ordre méthodologique concernant l’expérience de terrain révélèrent des visions différentes de la mission assignée à l’École et conduisirent à des scissions, dont la manifestation la plus notable reste l’utilisation et la publication des monographies sommaires par le jeune sociologue Anton Golopenţia, entre 1938 et 1945, sans l’accord préalable de Gusti, mis devant le fait accompli. Par ailleurs, le retard dans la publication des résultats des recherches monographiques ainsi que le choix même des rédacteurs des contributions ont entraîné des rivalités et une désorganisation de l’entreprise gustienne lourdes de conséquences pour la valorisation des résultats.
L’École de Bucarest est indissociable de son fondateur, Dimitrie Gusti [2]. Après sa thèse, obtenue sous la direction de Wilhelm Wundt, Gusti devient en 1910 professeur de sociologie à l’université de Jassy où il commence alors à développer une activité universitaire d’ingénierie sociale, à visée réformiste, éminemment pratique, afin de promouvoir et accompagner une politique volontariste de modernisation de la Roumanie, pays alors rural à plus de 80 %. Gusti crée ainsi en 1918 l’Association pour l’étude et la réforme sociale (qui deviendra l’Institut social roumain en 1921), dont les buts affichés sont l’étude scientifique des problèmes sociaux du pays et l’élaboration de programmes de réformes. La Roumanie, pratiquement vaincue par l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, connaît alors un moment de crise nationale sévère. Elle doit gérer des désordres économiques, politiques et sociaux ainsi que les troubles causés par une armée russe en pleine désintégration mais encore présente sur son sol. La victoire inespérée de la Roumanie aux côtés des Alliés à la fin de l’année 1918 est un argument supplémentaire pour l’entreprise de Gusti, son projet consistant désormais dans une réforme complexe d’un pays fortement agrandi, hétérogène du point de vue ethnique mais toujours aussi rural qu’avant la guerre.
En avril 1919 paraît le premier numéro de la revue de l’association, Arhiva pentru Ştiinţă si Reformă socială (L’archive pour la science et la réforme sociale), accueillant des études de fond épousant la définition de la « réalité sociale » proposée par Gusti, c’est-à-dire « un accord synthétique établi entre réalité, idée et idéal » (Gusti, 1919 : XVII). Le système gustien, qui constituera la matrice dans laquelle devront s’intégrer les monographies sociologiques, est fondé sur les notions d’unité sociale et de réalité sociale ainsi que sur une typologie de cadres dont dépend la vie sociale (cadres cosmologique, biologique, historique, psychique) et de manifestations sociales (économiques, spirituelles, juridiques et politiques). La volonté sociale représente, selon Gusti, un facteur dynamique qui, bien que déterminé par les cadres préexistants, « postule de nouvelles normes et crée de nouveaux cadres » [3] (Gusti, 1999 : 13). L’étude de la réalité sociale suppose l’exploration des unités sociales ‒ les monographies de villages qui s’intéressent aux unités les plus simples devaient être suivies par d’autres sur des villes, entreprises, villes, départements, régions. L’objectif ultime de ces enquêtes est bien de constituer une véritable « science de la nation ». Pour Gusti, la sociologie, nécessairement monographique [4], est une connaissance directe de l’ensemble de la réalité sociale au moyen d’un travail de recherche collectif qu’il met en place après son transfert vers l’université de Bucarest et son élection à l’Académie roumaine, et auquel participent d’abord les étudiants de son séminaire de sociologie de l’université et des spécialistes d’autres disciplines (géographes, médecins, statisticiens, folkloristes, etc.). La méthode privilégiée est l’observation qui, selon Gusti, doit restituer de façon rigoureuse la réalité — l’utilisation des questionnaires est exclue car cette méthode supprimerait le caractère direct de la connaissance sociale (Gusti, 1999 : 51, 55-56). En revanche, les statistiques sont utilisées, en principe lors d’une précampagne de reconnaissance dont le but est le recensement économique et démographique très précis du village étudié. La tâche en incombe d’abord au médecin D. C. Georgescu et ensuite au statisticien Roman Cresin qui est intégré aux campagnes de recherches dès 1929.
Les participants aux observations monographiques sont constitués en équipes qui correspondent chacune aux différents cadres et aux manifestations définis par Gusti. Au village de Drăguş, par exemple, T. Herseni étudie les jeux d’enfants, les lieux et institutions de socialisation du village : les confréries, le bistrot, la bergerie. Les monographistes intéressés par le recueil de la culture populaire et les ethnomusicologues (Constantin Brăiloiu, Harry Brauner, Mihai Pop) utilisent des enregistrements sur des cylindres phonographiques [5]. L’art populaire est l’un des domaines dans lesquels des monographistes comme Lena Constante et Marcela Focşa ont fait un immense travail, en répertoriant, copiant ou achetant de nombreux exemplaires des objets du quotidien des paysans. Lors de la deuxième campagne de Drăguş (1932), Lena Constante répertorie plusieurs milliers d’icônes sur verre ou sur bois et en copie 80 exemplaires dans les moindres détails (Rostás, 2003 : 82-83). Les fiches de Marcela Focşa contiennent des descriptions précises des différents éléments du costume populaire, souvent accompagnées de croquis. Si tous les enquêteurs ne sont pas également doués pour le recueil des données, l’on a retenu l’habilité de Stahl et de Brăiloiu, ainsi que le peu de talent et de goût de Gusti pour cette activité.
Vivant chez l’habitant, les monographistes essaient de s’attirer la bienveillance des villageois en dissipant leurs appréhensions, en expliquant l’objet de leur enquête, en demandant leur aide au prêtre et à l’instituteur du village : « Une fois l’équipe entière arrivée, écrit H. H. Stahl, le travail consistant à gagner la confiance du village pouvait commencer. Veillées paysannes, participation aux fêtes du village, visites de groupe rendues aux leaders, installation du dispensaire en accordant des consultations et des médicaments gratuits, création d’une bibliothèque, distribution de brochures et de livres, les nombreuses amitiés personnelles arrivaient à changer totalement l’atmosphère du village. […] Personne ne peut s’imaginer quel effet peut avoir un groupe de 60 monographistes qui se comportent fraternellement avec les villageois. » (Stahl, 1934 : 307)
Des photographes professionnels (Iosif Berman, Aurel Bauh) seront rapidement intégrés au dispositif ; ils travaillent tout autant à immortaliser la vie villageoise, à observer les divers objets d’étude scrutés par les monographistes qu’à restituer les pratiques de recherche des équipes. Un premier film documentaire sur la recherche dans ce même village de Drăguş sera achevé en 1930 [6]. Suivront le documentaire sur les villages de Cornova (en 1931) et de Sant (en 1936) [7]. En général, les observations sont consignées sur un grand nombre de formulaires et de fiches qui peuvent concerner l’informateur, le problème étudié, le ménage, etc. Les équipes se réunissent chaque soir dans « la salle lumineuse » [8], le plus souvent l’école du village, pour rendre compte du travail effectué et pour discuter de la suite des travaux à mener. Le nombre de participants augmentera progressivement à partir de la première campagne de 1925 (village de Goicea Mare) qui comptait 10 monographistes sur le terrain. Le nombre le plus élevé sera de 90 participants à Drăguş, en 1929. À partir de 1935, date à laquelle Gusti prend la direction de la Fondation culturelle royale Prince Charles [9], le nombre des terrains d’action culturelle, qui sont également des terrains de recherche, augmente, mais la taille des équipes tend à diminuer. C’est grâce à cette multiplication des terrains de recherche que le nombre des villages étudiés pourrait être estimé à 600, comme le suggère Gusti (1971). (…)
Continuarea la ethnographiques.org
Lasă un răspuns