L’Ecole sociologique de Bucarest : fondements, réception, héritage
Frank Alvarez-Pereyre
Les prémisses de l’Ecole sociologique de Bucarest remontent à la création de l’Association pour l’étude et la réforme sociale en Roumanie, le 18 mars 1918 à Iasi. En un quart de siècle et jusqu’à l’automne 1944, le programme et les activités de cette Ecole ne cesseront de s’affirmer, tout en évoluant. Les membres de cette Ecole laisseront un héritage durable, multiple et cohérent, qui semble moins connu qu’il ne devrait. Clairement, les réalisations de l’Ecole initiée et dirigée par D. Gusti sont restées largement singulières dans le paysage scientifique et intellectuel de la première moitié du XX° siècle. De telles réalisations ne se sont pourtant pas faites en vase clos, si l’on en croit les interactions directes ou indirectes des chercheurs roumains et de leurs collègues à l’étranger. La postérité de l’Ecole est restée toutefois en demi-teinte, pour différentes raisons.
Dans un tel contexte, on soulignera sans plus tarder que des décalages importants ont existé dans la longue durée entre le projet des scientifiques roumains et le sens donné, ailleurs, à l’activité scientifique. Des décalages non moins importants ont existé à propos de la nature même de l’acte scientifique. On prendra la mesure de ces deux traits en s’attachant tout à la fois aux sources d’inspiration de l’Ecole de Gusti ; aux débats qui ont entouré son édification et son développement ; à la réception de ses thèses ; à la productivité et à l’actualité de l’Ecole sociologique de Bucarest. On découvrira alors que les décalages constatés ne sont pas de circonstance. Ils reflètent au contraire des débats de fond, dont aucune entreprise scientifique ne peut prétendre s’affranchir.
Sources d’inspiration et débats
Quels traits saillants ont caractérisé l’entreprise que les tenants de l’Ecole sociologique de Bucarest ont assumée entre 1918 et 1944 et qu’ils ont prolongée quelque temps encore, au delà de la fin de la Deuxième guerre mondiale ?
Le premier de ces traits est certainement le plus déterminant. Aux yeux des membres de l’Ecole, l’activité scientifique prend son plein sens en liaison avec un projet social. Le fondateur de l’Ecole, D. Gusti, a explicité à plusieurs reprises ce qui correspond à une vision à la fois éthique et politique : élever le niveau général de la population roumaine, dans le contexte d’une profonde évolution géo-politique de l’Europe centrale et orientale. La science se doit alors d’être mise au service d’une telle vision, au nom d’une politique d’état qui ne saurait tolérer des laissés pour compte. Le scientifique est appelé à informer au plus près des réalités et des besoins. Il doit pouvoir également conseiller les autorités étatiques. C’est ce que souligne sans détour A. Golopenția dans le texte qu’il publie sous le titre « Rostul actual al sociologiei » (1937).
Ce premier trait en détermine lui-même deux autres. L’un se situe du côté théorique, l’autre du côté pratique. Sur le versant théorique, c’est tout un système sociologique cohérent et exhaustif qui prend la réalité sociale pour objet. Le maître d’œuvre d’un tel système considère qu’il convient de se dégager d’une conception atomisée ou impressionniste du social, pour privilégier l’articulation finement raisonnée des plans constitutifs de la réalité sociale, autant que des processus sociaux qui caractérisent cette dernière. Sur le plan pratique, de nombreux relais sont progressivement mis en place. Ceux-ci sont voués à l’information, à la valorisation, à l’enseignement, à la recherche, à l’éducation populaire. De tels relais sont pensés dans une cohérence de principe, que sert souvent la présence simultanée des mêmes acteurs en leur sein.
Aux trois traits essentiels que l’on vient de présenter, on ajoutera des éléments complémentaires, qui sont tout aussi significatifs. L’un de ces éléments concerne le versant proprement scientifique de l’Ecole. Le cadre de référence qui a été élaboré au sein de l’Ecole pour penser la réalité sociale est résolument déterminé par la discipline sociologique. Mais la mise en œuvre des recherches concrètes qui ont été menées au sein de cette Ecole a été éminemment pluridisciplinaire. Pour D. Gusti, en effet, il n’est pas tenable d’entretenir la fiction – pourtant très répandue – selon laquelle les frontières du social et les frontières propres aux disciplines scientifiques coïncideraient. Le projet intellectuel appelle donc la mobilisation du plus grand nombre de disciplines académiques, mais aussi des compétences du type de celles que déploient les travailleurs de service social, les psychologues ou les instituteurs, par exemple.
Toujours sur le versant scientifique, un autre élément tient à ce que les membres de l’Ecole sociologique de Bucarest ont veillé à investir avec une égale énergie la recherche de terrain, l’élaboration théorique du travail scientifique et de ses différents compartiments, la constitution de référentiels méthodologiques, l’établissement d’institutions pour la recherche fondamentale et pour les applications de la recherche, la création de revues et de collections scientifiques, la publication d’un vaste ensemble de monographies villageoises et d’une très grande quantité d’études plus ponctuelles, la collecte et la valorisation des objets propres à la vie rurale enfin. C’est donc tout le spectre des implications possibles qui est investi, de façon méthodique et coordonnée.
On insistera encore sur deux points. En premier lieu, l’Ecole sociologique de Bucarest a connu une évolution interne. P. Caraioan (1971) distingue ainsi quatre étapes. De 1918 à 1925, l’activité des promoteurs de l’Ecole se déploie essentiellement en dehors des cadres académiques et universitaires. Elle vise à la création de structures organisationnelles et elle élabore un système sociologique de plein droit. De 1925 à 1934, l’activité de l’Ecole se concentre au premier chef sur des recherches de terrain, à caractère monographique et pluridisciplinaire. Ces recherches aboutissent elles-mêmes à la publication successive de monographies villageoises. De 1934 à la veille de la Deuxième guerre mondiale, on assiste à une fusion entre la connaissance scientifique et l’action culturelle, qui relève de la politique d’état. Dans le même temps, la sociologie est promue au rang de science de la nation et l’Ecole sociologique de Bucarest jouit d’une reconnaissance indéniable au plan international. P. Caraioan situe la quatrième des étapes dans les années 1940 à 1944. Selon ses termes, l’action sociale est abandonnée, les recherches de terrain sont réduites au minimum, la réflexion à caractère théorique concentre l’essentiel des énergies. Notons tout de même pour les mêmes années une ample moisson de publications scientifiques. Et durant quatre années encore, de 1945 à 1948, paraitront des études nombreuses qui relèvent de la même Ecole (P. Herseni 1971). Les publications des années 1940 témoignent pour nombre d’entre elles d’une évolution notable de quelques uns des paradigmes intellectuels les plus centraux de l’Ecole. Le cadre de prédilection pour les recherches concrètes n’est plus tant le village pris pour lui-même qu’une région donnée, ou bien différentes villes, différents villages disséminés sur tout le territoire. Ces derniers font alors l’objet de travaux au fort caractère comparatif, où l’outil statistique est nettement mobilisé. Les monographies seront orientées vers une utilité pratique plus immédiate. Elles se concentreront sur des questions plus spécifiques (dont le surpeuplement agricole, ou certains aspects de la mortalité et de la natalité).
L’autre point qui vaut la peine d’être mentionné pour clore ce bref panorama initial concerne le type de cohérence intellectuelle qui a caractérisé l’Ecole. Il s’avère que le nombre de collaborateurs directs du Professeur Gusti a été élevé. Celui des contributeurs et des collaborateurs plus occasionnels a été très élevé. La convergence des efforts fournis par les uns et les autres a pourtant été inégalée. Alors même que des différences se sont manifestées entre certains des acteurs de premier plan. Celles-ci ont porté essentiellement sur des options théoriques ou idéologiques. Elles n’ont toutefois jamais mis à mal l’édifice d’ensemble, sa solidité, sa dynamique, son impact. Tout au contraire, pourrait-on dire.
Ayant brossé à grands traits les caractères centraux de l’Ecole sociologique de Bucarest, on se demandera maintenant où se situent les fondements de l’Ecole elle-même. Autrement dit, quelles ont été les sources d’inspiration du Professeur Gusti et de ses collègues dans leur entreprise multiforme ? Comment se sont-ils plus généralement inscrits dans le paysage des sciences sociales de leur temps ?
On sait que c’est en Allemagne que D. Gusti a poursuivi ses études de philosophie et de droit. Celles-ci l’ont conduit à deux doctorats distincts, qui ont été soutenus respectivement en 1904 et en 1908. Influencé par W. Wundt (1832-1920) et par P. Barth (1858-1922), D. Gusti postule très tôt une articulation entre sociologie, politique et éthique. Fortement inspirée par la continuité des disciplines que privilégient les cadres universitaires fréquentés de près par Gusti à Berlin et Leipzig, une telle articulation ne se démentira plus chez lui. Son premier article scientifique paraît en 1909-1910 et il porte le titre programmatique suivant : « Sozialwissenschaften, Soziologie, Politik und Ethik in ihrem einheitlich Zusammenhang. Prolegomena su einem System ». Publié à Paris un peu plus d’une trentaine d’années après sous le titre La science de la réalité sociale, regroupant majoritairement les textes de plusieurs conférences et communications présentées entre 1935 et 1937, l’ouvrage clé du Professeur Gusti a pour sous-titre : « Introduction à un système de sociologie, d’éthique et de politique ». La continuité dans la pensée et dans l’argumentaire est patente.
L’unité foncière qui est postulée entre sociologie, éthique et politique passe par une articulation pensée comme nécessaire entre trois pôles. Ceux-ci sont respectivement une activité intellectuelle et scientifique de plein droit, un système de valeurs lié à une science des buts, la science des moyens enfin, que constitue la politique. Le cadre concret au sein duquel s’actualise une telle articulation est représenté de fait par une nation particulière, la Roumanie. Mais la référence ultime d’une telle intégration de principe entre les trois pôles cités se trouve dans ce que Herseni appelle « une analyse psychologique de la volonté humaine » (1971 : 35).
Dans ce continuum qui relie sociologie, éthique et politique, comment la sociologie est-elle définie en propre ? D. Gusti et certains de ses collègues ont été très clairs sur le sujet. Quand Gusti s’inspire de Paul Barth, c’est pour retenir le désaveu, par cet auteur, à l’endroit d’une sociologie partielle. Du même Barth, Gusti retient la conviction qu’une synthèse s’impose au sein d’une sociologie intégrative. Gusti se démarque pourtant de Barth sur un point. Barth plaçait la synthèse dans le cadre d’une philosophie de l’histoire. D. Gusti préfèrera inscrire une telle synthèse dans des recherches qui portent sur le présent (Stahl 1971 : 67).
Plus généralement, D. Gusti dialogue directement ou indirectement avec les grands noms de la discipline. Il prend des distances plus ou moins nettes vis-à-vis de telle tendance ou école. Pour lui, les différentes sciences sociales sont inévitablement partielles et particulières, et la sociologie se doit d’être par contre englobante. Toutefois, à ses yeux, sciences sociales et sociologie ont besoin les unes des autres. Plus même, la sociologie est selon lui vouée à établir une synthèse des différentes sciences sociales, dont l’existence est légitimée au titre d’une interdépendance et d’un conditionnement réciproque qui sont unitaires (Stahl 1971). Par là même, D. Gusti prend le contre-pied de Comte, de Dilthey et de Durkheim. Pour le premier, seule la sociologie serait légitime, les autres sciences sociales n’ayant pas de valeur. Dilthey nie quant à lui la sociologie, quand Durkheim accorde à cette dernière d’être une encyclopédie des sciences sociales particulières.
Toujours à propos de la sociologie et de sa définition, les membres de l’Ecole sociologique de Bucarest vont être fort critiques vis-à-vis de ceux de leurs collègues français ou allemands qui favorisent une sociologie à forte coloration théorique, formelle, ou carrément abstraite. Ce que les scientifiques roumains récusent ici, c’est la propension de nombre de leurs collègues étrangers à s’appuyer, à des fins de généralisation ou de théorisation, sur une sélection très aléatoire de faits ou d’éléments glanés sur le terrain souvent par d’autres chercheurs. Or, l’observation des phénomènes vivants n’ayant pas été menée sur des bases systématiques, toute tentative de généralisation s’avère invalidée par principe. Sur ce point, on se reportera avec profit aux propos d’A. Golopenția (1937, 1938), qui sont dénués de toute ambiguïté. Le divorce sera en fait de plus en plus grand puisque l’on touche là aussi bien aux finalités assignées à la discipline par les uns et les autres qu’aux usages qui sont faits des faits observés. De surcroit, chez les scientifiques roumains, l’observation se verra investie d’un rôle majeur. Sa centralité de principe est liée, comme on l’a dit, à des impératifs éthiques et politiques. Une telle centralité va appeler à son tour un cadre de référence très élaboré ainsi qu’une pratique minutieuse de l’observation. Les deux versants vont faire l’objet d’élaborations par étapes (Stahl 1971, Herseni 1971).
Le cadre de référence est constitué par le système sociologique établi de toute pièce par Gusti, un système dans lequel ses collaborateurs se sont inscrits de façon inégale. La pratique de l’observation, elle, voit se déployer une entreprise pluridisciplinaire très élaborée, qu’ont assumée les mêmes, sur la base d’une plus grande unanimité. Les deux éléments signent indubitablement la singularité de l’Ecole sociologique de Bucarest, tout autant que les monographies de village. C’est fondamentalement dans ces monographies que s’opère concrètement la jonction entre le cadre de référence sociologique et la pratique pluridisciplinaire de la recherche. De telles monographies deviendront l’argument majeur auquel s’abreuveront, dans les années 1930, les recensions souvent élogieuses de la sociologie européenne à l’endroit de l’Ecole de Gusti. S’attachant à la notion même de monographie et aux différences qui distingueraient « les styles monographiques » entre eux, Christian Bromberger (2000 : 485) dira que « le programme de monographies villageoises réalisées sous la direction de Gusti en Roumanie » visait à « fournir le substrat d’une analyse comparative et typologique ».
En 1934 et en 1941 – dans son Introduction à l’ouvrage que T. Herseni consacre à la théorie de la monographie sociologique (Herseni 1934), puis dans La Science de la réalité sociale – D. Gusti brosse un tableau des types de monographies existantes. Cela va de l’enquête à vocation statistique à la sociométrie ou statistique sociale – dans ses versions allemande et anglo-saxonne -, de la sociographie à l’anthropologie ou au folklore, des travaux de Le Play à ceux de la sociologie américaine. Cette dernière est présentée comme un exemple à suivre, du fait de « la collaboration étroite qui existe entre la science sociologique et la politique d’état » (Gusti 1941 : 112). Ceci étant, il est entendu parmi les tenants de l’Ecole sociologique de Bucarest que les travaux de Le Play et de ses collaborateurs auront été les plus déterminants en matière de modèle et de contre-modèle.
Gusti consacre plusieurs pages aux cinquante-sept monographies parues en 1879 dans la deuxième édition de l’ouvrage dirigé par Le Play et publié initialement en 1855 sous le titre Les ouvriers européens. Etudes sur les travaux, la vie domestique et la condition morale des populations ouvrières de l’Europe, précédées d’un exposé de la méthode d’observation. Source d’inspiration forte du fait du déploiement méthodique de l’observation, du caractère concret et de la vocation systématique de celle-ci (Le Play 1862), l’Ecole de Le Play se voit critiquée tout en orientant par là même vers d’autres horizons méthodologiques. D. Gusti relève chez Le Play un « mélange d’analyse méthodique et de théorie doctrinaire », ou encore une « hâte à tirer des conclusions d’un nombre de faits insuffisamment et incomplètement étudiés » (Gusti 1941 : 101). Plus fondamentalement, Gusti note (ibid. : 107) « une insuffisance d’orientation théorique et méthodologique, le champ trop vaste des recherches qui s’imposent à l’investigateur isolé ». Le plus souvent, ce dernier « ne connaît pas la langue du groupe qu’il étudie, ce qui l’empêche d’approfondir tous les problèmes, car il ne peut épuiser toutes les ressources directes de la documentation » (ibid. : 107). Au delà de leurs propres remarques critiques, Vulcanesco et H. Stahl confirment le rôle qu’auront joué les travaux de Le Play comme ferment intellectuel pour les sociologues roumains. Pour Vulcanesco, Gusti s’est attaché à « transformer la nomenclature de façon à comprendre toute la problématique de l’unité sociale considérée (Vulcanesco 1938 : 58). Se concentrant sur les budgets domestiques, H. Stahl note ceci : « Il a fallu être souple et ne pas s’en tenir à un type d’observation, étant donné la nature même du problème en milieu roumain » (1971 : 86). Plus généralement, le même auteur note, au sein de l’Ecole dirigée par Gusti, « un recours sans exclusive à des types d’enquêtes et d’observation variés mis en place par d’autres de façon indépendante et séparée » (ibid. : 86).
En 1971 paraît à Bucarest une liste des publications en langue étrangère qui ont été consacrées à l’Ecole sociologique de Bucarest. Etablie par P. Herseni, cette liste reprend en grande partie celle que D. Gusti avait intégrée en annexe à l’ouvrage qu’il avait fait paraître en 1941 sous le titre La science de la réalité sociale. La liste de P. Herseni est logiquement plus fournie que celle de Gusti, puisqu’elle intègre des références postérieures à 1940. Elle ne reprend toutefois pas intégralement les titres rassemblés par Gusti dans l’ouvrage qu’il fait paraitre aux Presses Universitaires de France en pleine Deuxième guerre mondiale. L’essentiel des contributions en langue étrangère relevées dans les deux listes date de la période qui va de 1935 à 1940. Parmi celles-ci, les plus connues et les plus copieuses sont signées de Richard (1936), Mosely (1936) et Jaquemyns (1937), de Haufe (1938), Roucek (1938) et Vulcanesco (1938).
Pour la période qui suit la Deuxième guerre mondiale, P. Herseni intègre les articles de Manoil et Golopenția (1947), Szabo (1953), Maus (1956) et Kolaja (1958), ainsi que les présentations disponibles dans le Manuel de sociologie d’A. Cuvillier (1956 et 1958). Pour les quarante dernières années, et sans prétendre à l’exhaustivité, il faut mentionner les publications ou les allusions dues à Badina (1970), à Badina et Neamțu (1970), à H. H. Stahl (1971, 1982), Cernea (1974), Chiva (1975) et P. H. Stahl (1975). En 1986, le même P. H. Stahl regroupe en un volume deux listes bibliographiques distinctes qui rassemblent une partie des publications venues des membres de l’Ecole de Bucarest. A ces deux listes, P. H. Stahl joint un texte de Gusti et un autre de H. H. Stahl. Datant initialement de 1936, ces deux textes ont pour point commun de se concentrer sur le Musée du village. En 1990, dans la revue Méridies, paraît encore une présentation en profondeur de l’Ecole sociologique de Bucarest (Alvarez-Pereyre 1990).
De son côté, la bibliographie des travaux publiés sous la signature des membres mêmes de L’Ecole sociologique de Bucarest, telle qu’établie par P. Herseni (1971), constitue un élément incontournable. En dehors de ce relevé bibliographique, notons encore quelques prolongements scientifiques et documentaires liés directement à l’Ecole. Une monographie consacrée au village de Buciumi (Badina, Dumitriu, Neamțu 1970) dit sa dette envers l’Ecole de Gusti. En 1972, H. H. Stahl fait paraître ses Studii de sociologie istorica. Entre 1965 et 1971, O. Badina et O. Neamțu publient cinq volumes qui rassemblent une masse importante des productions de D. Gusti (Gusti 1965, 1968-1971). En 1991, les Editions Paideia font paraître un recueil de textes de D. Gusti. Neuf des onze textes rassemblés là datent de la période 1936-1939, un texte est non daté. Un dernier texte date de 1943. Il témoigne de la permanence des thèses sociologiques défendues par D. Gusti, en même temps que d’un argumentaire tout en allusions, eu égard aux conditions du moment. Il faut enfin mentionner, évidemment, le travail irremplaçable fourni depuis de nombreuses années par S. Golopenția. Cette dernière met à la disposition du plus grand public possible une impressionnante quantité de documents de première main, pour la connaissance de ce que fut l’Ecole sociologique de Bucarest (Cristescu 1984, 2007, Golopenția 2002, 2004-2010).
Héritage et actualité
L’Ecole sociologique de Bucarest a été et reste une entreprise tout à fait singulière, qui n’aura pas eu vraiment d’équivalent. Une telle singularité tient :
– au rôle central que les scientifiques concernés assignaient à leur travail, au sein d’un engagement politique et social qui se mesurait à l’échelle d’une nation ;
– à l’élaboration simultanée d’un système sociologique de plein droit et d’une pratique pluridisciplinaire de la recherche, mobilisés pour une observation en continu de la réalité sociale et pour son analyse.
Chacun de ces engagements majeurs a fait l’objet d’élaborations frontales et argumentées. Chacun de ces engagements a conduit également à la mise en place très méthodique d’outils et de relais propres à en garantir l’effectivité.
Au delà du rappel des postures de principe, il faut revenir sur le fait que les productions de l’Ecole sociologique de Bucarest ont été massives, dans des proportions peu communes. Cela va des écrits théoriques et programmatiques aux guides et manuels à caractère méthodologique, ou encore à ceux qui visent la mise en œuvre des versants scientifique et social. A cela s’ajoute l’océan des études ponctuelles et les monographies elles-mêmes, publiées en leur temps. Il ne faut pas oublier toute la documentation brute. Ce sont, ici, les fiches de terrain, les dossiers d’enquêtes, les objets collectés et la multitude des données de tous ordres ; mais aussi les journaux personnels et la correspondance privée de tel ou telle. Pour ce qui est des nombreuses institutions qui ont été édifiées par le chef de file de l’Ecole et à la marche desquelles ses collaborateurs les plus proches ont contribué, nombre d’écrits plus ou moins éparpillés renseignent sur les besoins ou sur les analyses qui en motivaient la naissance, sur la marche des affaires et sur les résultats qui ont été atteints. De ce point de vue, le Musée du village reste un témoignage palpable de l’entreprise d’ensemble. Sa visibilité ne doit pourtant pas faire oublier tout ce qui reste encore disponible.
Autrement dit, il existe à l’heure actuelle une masse documentaire de toute première importance, quantitative et qualitative. Ces traces tangibles constituent à elles seules un immense héritage. Un tel héritage gardera-t-il un caractère passif, celui que lui confèrerait l’immobilisation plus ou moins durable d’une documentation qualifiée de brute tant qu’elle ne fait pas l’objet d’une réappropriation ? Un tel héritage a-t-il des héritiers, peut-il en trouver? De tels héritiers potentiels se soucieront peut-être de savoir si les biens disponibles ont une valeur intrinsèque, si de tels biens méritent une certaine attention, voire une fréquentation assidue et productive. La réponse qu’ils cherchent doit-elle venir de l’extérieur ? Doivent-ils au contraire en trouver eux-mêmes les termes, en entrant dans les biens pour en prendre la mesure ?
On trouve un écho de telles préoccupations dans l’introduction par laquelle s’ouvre le recueil des quelques textes de D. Gusti qui ont été publiés ou republiés en 1990 :
« Ideea acestei ediții este una simplă și modestă. Ea pomește de la constatarea că, mai ales pentru generația de sociologi și, mai larg, de intelectuali care se formează în prezent, Dimitrie Gusti și Școala sociologică de la București tind să dispară din nou, după ce au dispărut din viață și din biblioteci, inghițiți de data aceasta de cețurile istoriei și de fumul de tămâie al unor pelerinaje periodice și pioase. Mai mult citați decât citiți, gânditorii care au dat consistență sociologiei românești nu mai ‘sunt printre noi’, așa cum le-ar sta bine unor fondatori. Din acest motiv, ediția de față intenționează pur și simplu să le redea ‘prezența’, sub singura formă posibilă și onestă, care este aceea a scrierilor pe care ni le-au lăsat moștenire și care, în mare parte, nu au ajuns la moștenitori » (Gusti 1999).
Dans un tel contexte, certains objecteront que la documentation disponible ne peut que rester relativement insulaire. Elle n’est pas abordable dans une langue de grande circulation. Seuls quelques écrits fondamentaux existent en français, de même que telle ou telle monographie. Faut-il pour cela clore ici la question de l’héritage ? Cela serait inconsidéré. D’autres évoqueront des anachronismes qu’ils considèreront comme sérieux. Non seulement le paysage européen et international a changé. Mais de façon naturelle, les évolutions – scientifiques, sociopolitiques, culturelles – ont produit des discours sur le passé plus ou moins lointain, à moins qu’elles ne se soient accompagnées de silences qui ne seraient pas moins parlants. Du coup, parler d’héritage ne revient pas seulement à faire l’inventaire des biens tangibles et de leur possible usage. Cela pourrait conduire à la nécessité de prendre la mesure des discours et des silences dont les biens ont fait l’objet.
Sur cette problématique complexe de l’héritage, on se situera ici à mi-chemin entre deux points extrêmes : d’un côté, l’option de pure sauvegarde documentaire exhaustive et organisée, qui paraît constituer un strict minimum, absolument incontournable ; de l’autre une réévaluation au nom de l’histoire même d’une nation, que ne peuvent mener que ceux qui sont directement liés à celle-ci. Dans cet entre-deux, on fréquentera les notions d’héritage et d’actualité en nous concentrant sur ce qui nous paraît devoir constituer le cœur des enseignements les plus durables et les plus pertinents que l’Ecole de Gusti aura livrés.
L’enseignement le plus central que nous semble livrer l’Ecole sociologique de Bucarest tient dans un principe, que l’on appellera le principe d’intégration généralisée. Ce principe a été déployé sur trois fronts : le lien entre activité scientifique et engagement social ; la compréhension de la réalité sociale comme objet scientifique, et sa théorie ; l’observation de cette réalité sociale, et sa mise en œuvre.
Derrière la posture intégrative, il y a une hypothèse, qui tente de faire elle-même échec à ce que l’on pourrait appeler la tentation du clivage. Une telle tentation aurait pour effet de conduire à la désarticulation de l’activité individuelle ou collective. La tentation du clivage ne serait pas seulement un possible de l’existence humaine. C’est elle qui conduirait aussi à un cloisonnement des capacités et des compétences, des activités et des implications. Il y aurait ainsi les hommes de science et les décideurs. Au sein du monde scientifique, il y aurait une fragmentation par disciplines. Dans le cadre d’une discipline, il y aurait des sous spécialisations parallèles. Au nom d’une telle logique, il y aurait également les théoriciens et les hommes de terrain. Au principe de fragmentation s’ajouterait une autonomisation des compétences, des engagements et des responsabilités, quels que soient les contextes et les registres d’activité, quels que soient les protagonistes considérés.
Dans tous ces domaines, sur tous les registres, l’Ecole sociologique de Bucarest se sera située à contre-pied du principe de fragmentation et du principe d’autonomie, qui, tous deux, nourrissent la tentation du clivage. Cette Ecole aura par contre défendu et illustré l’hypothèse d’un continuum possible, ou plutôt d’un continuum nécessaire, pour penser la réalité sociale et pour agir sur elle. Elle aura par là souligné que la fragmentation et l’autonomie amoindrissent tant l’exercice de la pensée que celui de l’action. A l’inverse, le principe d’intégration généralisée serait un multiplicateur des énergies et des compétences, potentiellement du moins. Car il reste à savoir si une telle multiplication est elle-même généreuse ou perverse dans ses prémisses. C’est là que l’on constate que le principe d’intégration généralisée laisse entière la question des concepts ou des valeurs qui deviendront le moteur même de l’intégration à réaliser ou du continuum qu’il convient de penser. L’Ecole sociologique de Bucarest ne s’est pas détournée d’une telle question. A ce stade, constatons que le principe d’intégration généralisée semble représenter une réponse extrêmement construite à la question de savoir si l’être social doit disparaître derrière ses manifestations multiples, s’il peut ou doit déterminer selon quel principe de cohérence il pourrait inverser le principe de fragmentation généralisée.
Le deuxième grand enseignement auquel on vient maintenant concerne précisément la question de la cohérence interne : celle qui touche aux concepts et aux valeurs qui sont propres à guider la mise en œuvre de la démarche intégrative. Trois ensembles problématiques sont alors logiquement concernés ici, que l’on a déjà évoqués plus haut : le lien entre activité scientifique et engagement social ; le système sociologique ; la démarche pluridisciplinaire.
On s’attardera peu sur le premier ensemble problématique, celui qui touche à l’engagement social du scientifique. Par principe en effet, au delà de la posture intégrative adoptée par les tenants de l’Ecole, il est clair que la décision de mettre en œuvre ou non le principe d’intégration est une question tant philosophique que politique. Non seulement elle engage chacun, mais elle implique encore en toute rigueur la prise en compte, par celui à qui revient la décision, des conditions du moment et des analyses qu’il en fait. Il serait donc déplacé de refaire l’histoire, ou de se substituer indument à autrui sur ce registre. Le système sociologique et la démarche pluridisciplinaire retiendront par contre plus nettement notre attention.
La préférence pour la non fragmentation a conduit à ce que le système sociologique qui a été constitué de toute pièce intègre des dimensions de l’humain qui ne relèvent pas a priori de la pure sociologie (Gusti 1941, Caraioan 1971, Herseni 1971). L’Ecole sociologique de Bucarest a donc cherché à identifier les différentes dimensions constitutives de l’homme, dans l’ordre concret ou plus abstrait, dans l’ordre physique ou symbolique, sans oublier l’inscription temporelle de l’activité humaine. Elle a inventorié les grands cadres dans lesquels s’inscrivent les institutions à travers lesquelles l’être social se projette. Elle a identifié les plans sur lesquels s’inscrivent et se concrétisent les formes sociales. La non fragmentation est portée autant par une visée holistique que par la recherche de l’angle adéquat qui permet de comprendre la dynamique interne qui anime la réalité sociale. Sur ce point, la réponse a été donnée à deux niveaux. Sur l’un des niveaux, le système sociologique élaboré et mis en œuvre par D. Gusti, donne la préséance aux processus sociaux. Autrement dit, il convient de privilégier le fait que les phénomènes sociaux sont en mouvement, qu’ils ne sont pas statiques ou immobiles. Sur l’autre niveau, moins abstrait ou général, il s’agit de comprendre le type de dynamique qui parcourt l’ensemble des dimensions, des cadres, des plans et des formes que métabolisent les unités sociales concrètes. Ces dernières constituent le contexte tangible – théorique et pratique – dans lequel se déploie le travail du chercheur.
C’est précisément à ce point que l’on retrouve la question du principe de cohérence cher à l’Ecole. Toute la difficulté vient cependant du fait que, lorsqu’il s’agit de rendre compte de la réalité sociale, du principe de cohérence interne qui l’anime – c’est-à-dire de la logique interne à la réalité sociale elle-même – le chercheur est conduit à devoir distinguer deux plans. Il y a le plan descriptif : celui du scientifique qui pose les conditions de la cohérence heuristique, dans l’ordre scientifique. Et puis il y a le plan de la réalité sociale même. Ce deuxième plan est d’une autre nature que le plan descriptif du scientifique et de son heuristique (de son ontologie, si l’on veut employer le langage des informaticiens). Ce deuxième plan échappe en grande partie à la pure et simple description. Une telle description peut difficilement en venir à bout. Sur ce deuxième plan, il s’agit de savoir si les principes dynamiques qui animent la réalité sociale sont multiples, s’ils sont ordonnés de façon convergente ou non. Il s’agit de savoir de quel ordre ils relèvent, et s’ils relèvent tous du même ordre. En tout état de cause, c’est exactement à ce point que s’est défaite l’unanimité interne qui caractérisait par ailleurs assez fortement l’Ecole sociologique de Bucarest dans ses engagements scientifiques. Et c’est dans ce contexte que se sont déployées les discussions ou controverses autour des concepts de parallélisme social et de volonté sociale, chers à Gusti. Cohérente avec ses prémisses les plus récurrentes et les plus fortes, l’application de l’hypothèse intégrative sur ce point là est devenue une question en soi, qui en appelait elle-même une autre. Car si l’hypothèse intégrative était validée également sur ce point, cela s’accompagnait néanmoins d’un important changement de registre. Car il fallait alors pouvoir nommer la force interne qui expliquerait, dans la réalité sociale, la mise en œuvre du principe intégratif. Cela concernait de front la logique interne à la réalité sociale, ses fondements et les lois de sa dynamique.
Au fond, les sociologues de l’Ecole de Gusti auront transcendé les limites strictes de leur discipline propre, en pensant le social dans sa plus grande extension constitutive. Ils auront élaboré un système sociologique intégratif, dont les matières mêmes dépassaient largement le cadre habituel des préoccupations de leur discipline. Par là même, ils ont rendu possible une pensée intégrative de l’humain. Pour eux, cela faisait d’autant plus sens qu’une telle pensée n’avait pas pour vocation unique de produire de la connaissance prise pour elle-même. Une telle pensée, une telle connaissance devaient avoir une portée pratique, dans l’ordre social. Une telle mise en œuvre pratique a été assumée très largement, pendant un temps, à la hauteur de leur vision. Sur le plan théorique, quand il s’est agi de proposer des modèles explicatifs à propos de la dynamique, ou des dynamiques propres au social, la non unanimité interne a toutefois mis en lumière les interrogations qui ont pour objet les relations qu’entretiennent respectivement la description et l’explication. L’actualité d’une telle question n’est pas prête de s’éteindre. L’Ecole sociologique de Bucarest l’aura assumée avec rigueur et conscience. Les écueils rencontrés n’avaient rien d’exceptionnel. Les écrits produits au sein de l’Ecole sur le sujet témoignent d’une volonté de tenir à sa juste place la difficulté intrinsèque au débat : sans s’affranchir pourtant de celui-ci, et sans mettre en péril tout le reste de l’édifice théorique et pratique.
Il nous reste à nous intéresser maintenant à cette autre caractéristique majeure de l’Ecole qu’aura été son engagement du côté de la pluridisciplinarité : une question à propos de laquelle la problématique du principe maximal d’intégration se trouve à nouveau pleinement posée.
Un tel engagement pour la pluridisciplinarité trouve son fondement dans une discussion théorique, à laquelle D. Gusti a consacré des pages très claires (1939, 1941). Pour ce dernier, il n’y a pas d’isomorphisme entre la réalité et le champ des sciences sociales. Il n’y a pas de concomitance entre les frontières du réel et le découpage des disciplines scientifiques. Sur cette base, les disciplines différentes devaient être mobilisées de façon convergente : chacune avec ses outils propres, chacune avec son regard propre. Une telle mobilisation a généré à son tour un ensemble de productions à vocation méthodologique (Herseni 1940, Stahl 1971). Elle a conduit également à l’organisation pratique d’enquêtes à vocation monographique. On constate, là encore, la mise en œuvre d’une pensée intégrative de l’activité scientifique, une pensée intégrative qui s’est retrouvée sur le terrain. En effet, il ne s’agissait pas seulement de conduire les chercheurs de disciplines différentes au même endroit. Il fallait encore, au nom du principe de l’intégration généralisée, faire en sorte que les complémentarités nécessaires soient littéralement mises en mouvement dans le cadre de la collecte, puis dans celui de l’analyse. Les conditions mêmes de la collecte et de l’analyse ont donc été posées à cet effet, de façon minutieuse. Avec des protocoles qui garantiraient qu’au jour le jour les différentes compétences disciplinaires puissent éclairer sans délai, et de façon pertinente, les mêmes faits observés. Et si chaque discipline pouvait apporter son propre savoir, ses propres perspectives à l’effort commun, un tel effort commun avait bien un effet en retour sur les disciplines. Autrement dit, la pratique pluridisciplinaire conduisait chaque discipline à une interrogation sur soi-même.
Il est donc clair que l’observation et l’analyse de la réalité sociale ont été pensées au nom du principe d’intégration généralisée, qui aura été la marque de fabrique de l’Ecole sociologique de Bucarest. Elles ont été pensées et menées sur de telles bases. Mais à leur propos revient la question qui est apparue déjà ci-dessus, quand il s’agissait du système sociologique. Cette question porte sur les concepts ou les valeurs qui régissent la mise en œuvre d’une telle interrogation généralisée. Autrement dit, quelle règle, quel modèle ou quelle clé de voute animent pratiquement la mise en œuvre de l’intégration généralisée quand celle-ci concerne explicitement le commerce multiforme des disciplines entre elles ?
La mobilisation pratique des disciplines différentes, leur mobilisation convergente au sein de l’Ecole s’est faite autour de la sociologie, et autour du système sociologique établi au sein de l’Ecole. Cela s’est déployé aussi bien du côté de la description que du côté de l’explication. Sur le versant descriptif, la mise en œuvre pratique de l’observation sur le terrain a suivi de près les différentes facettes du système sociologique dont on a dit qu’il avait lui-même vocation intégrative. Il en a été de même dans la phase de l’analyse. Cela s’est traduit par le fait que le sommaire des monographies publiées épouse très généralement l’architecture du système sociologique. Nombre des publications plus ponctuelles, relatives à l’un ou l’autre aspect de la vie au village, s’inscrit également sous les rubriques analytiques du même système.
A ce stade, et en prenant un peu de recul, on admettra à nouveau que les tenants de l’Ecole sociologique de Bucarest ont été cohérents avec eux-mêmes. Ils ont poussé à un haut degré de finesse le principe d’intégration qui traverse l’ensemble de leurs engagements. Par contre, du côté de la posture pluridisciplinaire – et contrairement à ce qui s’est passé à propos des principes explicatifs appliqués dans la compréhension de la réalité sociale – il n’y a pas eu semble-t-il de débat à propos de la place centrale attribuée à la fois à la discipline sociologique et au système sociologique pour 1) guider la mise en œuvre théorique et pratique de la pluridisciplinarité et 2) pour garantir la rationalité interne de l’entreprise pluridisciplinaire en acte. Il faut dire que dans le contexte scientifique de l’époque, le système sociologique établi par Gusti était le plus englobant, théoriquement et pratiquement. Il était le mieux à même de fédérer les disciplines, aussi variées qu’elles soient. Ce système n’était-il pas voué, en effet, à ne rien laisser dans l’ombre qui permettrait de caractériser l’humain, de l’étudier et de le comprendre ? On s’est demandé ailleurs si ce cas de figure était le seul possible, s’il était le seul attesté (Alvarez-Pereyre 2003). Il s’avère que, en d’autres lieux, à d’autres époques, d’autres entreprises pluridisciplinaires ou carrément interdisciplinaires ont posé la question de l’axe de cohérence dans d’autres termes.
On pense ici, par exemple, aux études qui, en France, ont mobilisé nombre de disciplines à partir des années 1960. « Ce fut le cas des travaux conduits en Bretagne, à Plozevet, à partir de 1961 (Burguière 1975), où se trouvèrent associés, dans une réflexion sur la notion d’isolat, anthropobiologistes, ethnologues, sociologues et démographes. Rentrent dans la même catégorie, les études sur l’Aubrac, entreprises en 1964, où la réalisation d’un inventaire détaillé des données d’ordre linguistique, écologique, économique et ethnographique, ainsi que la mise en évidence de forts réseaux d’émigration, soulignèrent les limites d’une approche monographique de type classique. A peine plus tard, le Châtillonnais fut le cadre d’enquêtes pluridisciplinaires parmi lesquelles se détache l’étude ethnologique du village de Minot. Celle-ci, menée collectivement, chacune des participantes conservant cependant sa particularité d’expression (Pinguaud 1978, Verdier 1979, Zonabend 1980, Jolas 1982), fit ressortir les liens tissés entre le poids de l’histoire, les déterminations géographiques, la vie sociale et la pensée symbolique, tout en proposant, sur le plan de la méthode, une voie à suivre pour l’appréhension du fait social régional au sein des sociétés complexes de type occidental. Enfin, à partir de 1974, les Baronnies des Pyrénées furent le lieu de diverses enquêtes visant à explorer les relations entre le terroir, la société et une configuration particulière du groupe domestique (Chiva et Goy 1981) » (Zonabend 2000 : 296).
C’est sur d’autres bases qu’ont été menées les recherches en terrains africanistes que l’on doit à Jacqueline Thomas et à ses nombreux collègues (Motte-Florac et Guarisma 2004 ; Thomas, Bahuchet, Epelboin et Fürniss 1981-2011). Linguistes, ethnologues, ethnomusicologues, ethnomédecins et pharmaciens, ethnobotanistes, spécialistes de littérature fréquentaient souvent ensemble les mêmes lieux, s’attachant aux mêmes populations bien qu’avec des objectifs spécifiques à chaque fois. Pourtant, la fréquentation réciproque des uns et des autres était constante. Au départ souvent utilitaire, une telle fréquentation conduisait très souvent à une évolution des problématiques personnelles et à l’apparition de pans jusque là insoupçonnés des sociétés et cultures considérées. Le travail de terrain mené de telle manière a été accompagné, par périodes, par l’élaboration d’articles et d’ouvrages propres à guider les enquêtes ou encore l’analyse (Thomas et Manessy 1974, Bouquiaux et Thomas 1976), mais aussi par la publication d’écrits plus théoriques ou épistémologiques. Ces écrits sont dus à ce groupe de chercheurs (Thomas 1967, Bouquiaux 1976, Thomas 1987) ou à certains de leurs collègues directs (Calame-Griaule 1977, Calame-Griaule 1991, Alvarez-Pereyre et Arom 1993). Il s’avère alors que l’interdisciplinarité en aura été souvent le point le plus central.
Dans un tel contexte, cette interdisciplinarité était guidée par la place que le langage se voyait attribuer. Tout d’abord, le langage est une modalité immédiate de l’enquête. Par lui, une partie très importante des données est collectée, quantitativement, et par tout le monde. Or, la langue, en tant qu’elle est un système symbolique construit, doit être interrogée en tant que telle au moment de l’analyse des données – qui ne sont pas que langagières –, quelle que soit la discipline de référence du chercheur. Ceci étant, langue et langage ne sont pas autonomes. Ils sont eux-mêmes liés à d’autres systèmes symboliques. On est donc conduit à s’interroger sur les passerelles qui existeraient entre les différents systèmes symboliques : au titre de leurs constituants et au titre de leurs dynamiques. C’est précisément à ce niveau que les africanistes français, ou certains de leurs collègues qui travaillent sur d’autres continents, ont entrepris de se confronter aux cheminements de la cohérence interne, au sein de leur engagement interdisciplinaire (Alvarez-Pereyre 2003, 2008).
Conclusion
Ayant opté pour la posture pluridisciplinaire, les tenants de l’Ecole sociologique de Bucarest auront très tôt posé de front la question de l’unité du regard scientifique sur le monde. Ayant soulevé cette question aussi bien sur ce point que du côté du système sociologique et de l’analyse de la réalité sociale, ils auront signifié que pour tout chercheur – que celui-ci s’inscrive ou non dans une démarche pluridisciplinaire, qu’il reste dans une seule discipline, et même s’il adopte une posture très fragmentaire et compartimentée –, la question de l’unité du regard scientifique reste posée, de fait et de droit. Gusti et ses collègues auront érigé une telle question en préoccupation et en problématique, en envisageant les différentes facettes de cette problématique. Sans se soustraire à la relation, complexe et risquée, qui existe entre le plan descriptif et le plan de l’explication des phénomènes observés.
L’Ecole sociologique de Bucarest aura donc été singulière à de nombreux égards. Son héritage est totalement situé dans son temps, si l’on considère les matériaux qu’elle a engrangés et les contributions qu’elle aura livrées. L’importance quantitative et qualitative de ces matériaux et de ces travaux en fait un témoignage incontournable pour la connaissance de la Roumanie de la première moitié du XXe siècle, de même que pour la connaissance de ce pays dans une durée bien plus longue. Cet héritage dépasse toutefois largement l’espace géo-culturel et temporel qui la caractérise. En effet, les problématiques auxquelles les scientifiques concernés ont décidé de se confronter, les options qu’ils ont prises à ce propos en font des interlocuteurs tout à fait contemporains et vivants.
On admettra alors que le qualificatif de « sociologie » – qui est lié à la dénomination de l’Ecole, mais aussi à certains de ses caractères théoriques et pratiques les plus centraux – peut paraître trompeur. Leur sociologie se situait largement en porte à faux vis-à-vis des courants et des pratiques sociologiques de leurs contemporains. Qui plus est, la pluridisciplinarité dont ils se font fait les avocats et les praticiens les mettait en total décalage vis-à-vis de la presque totalité du monde scientifique. Or, leur actualité est bien durable, transversale et non cloisonnée : tant du côté de la sociologie que des autres sciences humaines et sociales. Il nous revient donc, véritablement, de lire au delà des étiquettes. Il nous revient, également, de savoir faire lire au delà des étiquettes.
*Centre national de la recherche scientifique/ Museum national d’histoire naturelle (Paris)
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