Un exemple de compromis entre sociologie et politique : la figure de Dimitrie Gusti
Rose-Marie LAGRAVE[1]
Les Études sociales, n° 153-154, 2011
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Vezi si o reactie fata de textul dnei Lagrave: DEZBATERI SI POLEMICI. In jurul numarului Les études sociales dedicat SCOLII GUSTIENE
Il faut saluer l’initiative de la revue Les Études sociales d’avoir fait le choix de dédier un numéro à Dimitrie Gusti et la sociologie roumaine (1918-1948) à l’adresse d’un public français, voire international. Avec cette présentation introductive, il ne s’agit nullement de participer à rendre justice à un sociologue méconnu, que le seul acte performatif « d’en parler » tirerait de l’oubli ou de la méconnaissance en vue d’une résurrection scientifique posthume. Il s’agit, tout au contraire, de réinsérer les articles de ce numéro consacrés à la trajectoire et à l’œuvre de D. Gusti dans un contexte international – et plus précisément européen – pour mettre au jour les conditions de production de la genèse de la sociologie roumaine comme science sociale. Ce numéro s’inscrit, à mes yeux, dans une entreprise plus large visant à saisir ce que différents courants de pensée en sciences sociales doivent aux conditions historiques nationales de leur production, tout en restant attentif à la circulation transnationale des idées, des concepts et des méthodes qui sont au principe même du débat scientifique.
Ces assertions – qui entendent rompre avec toute conviction ou posture scientiste concernant un savant incréé – supposent aussi d’expliciter la position de la lectrice de ces articles pour tenter de réduire autant que faire se peut la part de point de vue oblique qu’imprime une lecture déplacée hors du contexte académique roumain, objet du premier point. Ce point de vue « extérieur » voudrait, dans un second temps, mettre au jour la manière dont les filiations et affiliations à la pensée allemande et à la pensée française en sciences sociales sont reconverties chez Gusti en schèmes nationaux de la pensée sociologique, guidée par un projet réformateur et un esprit de conquête des institutions. Enfin, en re- configurant certains fragments de plusieurs contributions, on se propose de mettre en lumière la porosité des frontières entre savant et politique, à un moment où les contraintes pour édifier la sociologie comme science, et pour promouvoir la réforme comme levier politique en Roumanie viennent buter sur ou reconfigurer certains éléments de la version roumaine du fascisme.
Une lecture non légitime et située
Je ne suis ni spécialiste de la sociologie roumaine ni de l’œuvre de D. Gusti, ce qui conduirait à rendre illégitime cette introduction, si l’on tient que seuls les spécialistes ont compétence à esquisser une sociologie de la sociologie. Ainsi, c’est en sociologue ordinaire que je me propose d’examiner la trajectoire et l’œuvre de Gusti, en constituant chacun des articles composant ce numéro et l’ensemble des savoirs qu’ils composent en corpus sur lequel on peut exercer un regard réflexif, et imprimer une lecture d’ensemble suggérée par divers points présents dans les contributions.
Sociologue ordinaire certes, mais pas totalement hors jeu, puisque j’ai « croisé » l’œuvre de Gusti par collègues et étudiants roumains interposés lors de mes enseignements à l’université de Bucarest[2]. J’ai en outre visité et fait visiter à des collègues français le musée du Paysan, discuté longuement de Gusti avec Mihai Pop et Vintila Mihailescu, encouragé les étudiants à découvrir et à se réapproprier «l’École sociologique de Bucarest ». Autrement dit, la répétition de « rencontres » fortuites ou plus académiques a consolidé le vif sentiment que Gusti et son « école » constituaient toujours et de manière récurrente chez mes interlocuteurs un patrimoine scientifique encore agissant.
De plus, doctorante sous la direction de Placide Rambaud[3], directeur du Centre de sociologie rurale de l’EHESS dans les années 1970, j’ai à plusieurs reprises assisté à des séminaires de Henri H. Stahl, professeur régulièrement invité par P. Rambaud. Tous les deux, pour des raisons différentes toutefois, partageaient une même passion pour comprendre ce qui faisait la texture des communautés villageoises[4] ; tous deux également ont eu recours à la monographie[5] pour appréhender la force et la dynamique des liens sociaux communautaires. Toutefois, dans ses séminaires, P. Rambaud n’a jamais fait le lien entre D. Gusti et H. H. Stahl en sorte que j’imputais l’engouement pour les monographies villageoises à l’air du temps sociologique sans percevoir ce qu’il devait à l’héritage gustien. C’est en Roumanie que j’ai ressenti la forte empreinte de Gusti, soit à travers l’entreprise de réhabilitation dont faisaient l’objet certains chercheurs discrédités pendant le régime communiste, soit par le biais de la centralité donnée aux paysans érigés en fondement et acteurs authentiques de la nation roumaine, ou encore par le truchement d’une volonté de refondation de la sociologie roumaine.
Ainsi, c’est par bribes et par échos que je fus introduite à l’œuvre et aux méthodes d’investigation de D. Gusti, et les articles de ce numéro viennent combler utilement mes lacunes, invitant à une lecture attentive des propositions intellectuelles de cet auteur. Malgré ces lacunes, j’ai beaucoup instrumentalisé Gusti. En effet, après 1990, face à des étudiants de l’est européen en mal de postmodernisme et avides de théorisations, je me suis employée à désenchanter ces postures pour montrer que les sciences sociales ne pouvaient faire l’économie de l’administration de la preuve, et que le va-et-vient entre théorie et données empiriques supposait des enquêtes de terrain. La référence à «l’École sociologique de Bucarest » m’a alors servi d’argument d’autorité pour suggérer de faire retour sur des traditions sociologiques, et exiger de fonder le raisonnement sociologique sur des preuves empiriques.
En outre, ce regard oblique que je porte sur les textes/articles constitués en corpus est socialement situé, puisque je ne participe pas aux enjeux autour du devenir de l’œuvre de Gusti, et que de surcroît ce regard étranger peut s’avérer étrange.
« La lecture étrangère peut parfois avoir une liberté que n’a pas la lecture nationale, soumise à des effets d’imposition symbolique, de domination et de contrainte. C’est ce qui fait penser que le jugement de l’étranger est un peu comme le jugement de la postérité… Les étrangers, comme la postérité, ont dans certains cas, une distance, une autonomie à l’égard des contraintes sociales du champ[6]. »
Dès lors, il faut tenter cette lecture en resituant les apports de Gusti dans un champ des sciences sociales plus vaste que celui de la Roumanie, sans toutefois participer à une quelconque canonisation de Gusti, tant la tentation est grande de devoir classer des sociologues dans la rubrique des « classiques » en les qualifiant de « grands », « d’incontournables », ou de « fondateurs », sans voir ce que leur postérité doit à la transformation des états successifs du champ international des sciences sociales.
Une volonté de faire école
Pour « comprendre comment se constitue une filiation disciplinaire dans un univers national de sciences sociales »[7], et j’ajouterai international, et savoir si ces filiations sont des éléments qui vont participer à faire école, il faut dans le cas de Gusti retisser des fils de sa biographie avec les choix intellectuels qu’il a actualisés selon les contextes scientifiques, sociaux et politiques de la Roumanie de son époque, informations présentes dans les différents articles. Toutefois, et là sont mes limites en connaissance, on aurait aimé disposer dans ce numéro d’une biographie étoffée de Gusti à défaut de pouvoir lire une biographie sur le modèle de celle consacrée à Mircea Eliade[8], pour mieux comprendre le sens du jeu social et scientifique qui semble guider ses différentes entreprises. En l’absence d’une biographie complète, on se limitera à souligner quelques régularités, bifurcations et questions.
La première tient à la rapidité de sa carrière et de sa consécration scientifique. Docteur à 24 ans, professeur à l’université de Iasi à 30 ans, élu membre actif à l’Académie roumaine à 38 ans, ce parcours d’excellence n’est ni inscrit dans un ancrage familial qui pourrait conférer au jeune Gusti le statut d’héritier, ni dans la médiane des parcours universitaires de ses condisciples de Iasi et de Berlin, de sorte qu’en l’absence de ces informations on ne peut conclure qu’à un être d’exception. Par exemple, écrire qu’« après une année d’études de philosophie, il continue son parcours universitaire – selon la tradition à Iasi – en Allemagne »[9], fait l’impasse sur la nature de cette tradition en termes de moyens financiers, de sélection, de circulation internationale des étudiants[10], autant d’éléments qui auraient permis de comprendre les atouts scolaires et familiaux d’un étudiant prometteur certes, mais dont le destin restait alors encore marqué d’imprévisibilité dès lors qu’on ne reconstruit pas une carrière à partir de son succès final[11]. En outre, à l’université de Berlin, Gusti suit les cours de Georg Simmel, l’un des fondateurs de l’écologie urbaine et de l’École de Chicago[12], alors que Gusti, lui, se spécialise en une sorte d’écologie rurale et créera l’École de Bucarest.
Cette formation, aux effets inversés sur la sélection des objets de recherche, pose la question du poids de la tradition des études folkloriques et du contexte roumain à dominante agraire sur le choix des objets. Fort de cette formation sur la question urbaine, Gusti aurait pu tout aussi bien devenir le précurseur des études urbaines en Roumanie à un moment où, comme le suggère l’article de René Maunier republié dans ce numéro, les distinctions sociales à Bucarest sont cristallisées en distinctions spatiales, en une sorte de « grand creuset, de melting-pot », selon ses termes. La bifurcation vers les sociétés villageoises suggère que Gusti est plus un réinventeur de la tradition des études villageoises qu’un chercheur à l’avant-garde de nouvelles thématiques en sociologie. En cela, il s’insère dans une tradition scientifique roumaine tout en renouvelant ses méthodes :
« La recherche sociale roumaine dans son ensemble va privilégier le village, de telle manière et à tel point que les monographies sociales de la fameuse école de Dimitrie Gusti, avec leurs centaines de collaborateurs, vont éviter d’une manière systématique (sauf exception) les villes[13]. »
En outre, malgré les nombreuses allusions concernant les affiliations leplaysiennes de l’œuvre et de la méthode de Gusti dans ce numéro, on a quelques difficultés à recomposer la part des transferts culturels[14] et des critiques adressées à Le Play si ce n’est sur le point de la différence entre monographie sociale et monographie sociologique, différence qui ne peut s’apprécier vraiment qu’à partir des résultats des deux types d’enquêtes, et qui, pour un sociologue actuel, participent de surcroît, de la même vision d’appréhension du monde social. Même si des nuances existent entre les deux sociologues, leur parenté est plus manifeste si on les situe par rapport aux autres courants de la sociologie pendant l’entre- deux-guerres. Il ne s’agit nullement de faire de Gusti la somme des influences de sa formation en Allemagne et partiellement en France, mais de montrer que sa circulation dans diverses arènes académiques européennes a été le creuset d’une reconfiguration inventive d’une version de la sociologie guidée par l’ambition « d’épuiser toutes les catégories des faits sociaux », version qui n’a pu trouver sa pleine traduction qu’à la faveur de la relative inexistence de la sociologie en Roumanie à cette époque.
Dans un espace sociologique lacunaire, il a ainsi saisi l’opportunité de faire école, non en inventant une nouvelle pensée sociologique, mais en reconfigurant divers fragments des manières de faire de la sociologie, en les adaptant au monde social roumain, très largement rural, tout en se gardant d’une part de la tradition folkloriste et d’autre part de nouveaux chantiers de la sociologie. Au demeurant, à mes yeux de néophyte, si « école de Gusti » il y a[15], tout laisse penser qu’elle ait plus fait école en Roumanie chez les anthropologues et les ethnologues que chez les sociologues. Les références aux travaux de Gusti, le goût pour la monographie villageoise, pour les rituels familiaux, pour la figure du paysan en tant que fondement de la nation sont autant de motifs et de façons de faire que l’on retrouve dans les recherches ethnologiques actuelles dont la matrice est donnée par Gusti et son collaborateur Stahl[16]. Chez les étudiants des années 1990, j’ai constaté ainsi que les apprentis sociologues délaissaient « l’École de Bucarest », quand les ethnologues eux relisaient Gusti et Stahl. Toutefois, si Gusti a fait école, il le doit tout autant à la force de conversion collective qu’il a su imprimer à un milieu de jeunes étudiants et chercheurs mus par une conviction scientiste.
Tous les articles de ce numéro soulignent comment se construit progressivement l’échafaudage et l’architecture d’une école. Le séminaire, la sélection d’un petit nombre d’étudiants lors des premières campagnes monographiques, le rituel de la « salle lumineuse », la création de la première revue Archives des sciences sociales, de la politique et de l’éthique parue en 1913, constituent les premières pierres d’un édifice et d’un réseau que Gusti n’a eu de cesse de faire monter en généralité. En créant en 1918 l’Association pour l’étude et la réforme sociale et d’autres revues, en multipliant et en diversifiant géographiquement les enquêtes sur le terrain, en formant des brigades de monographistes devenus disciples, en reproduisant une division sexuée du travail intellectuel, en fondant l’Institut social roumain en 1921, en s’attirant les bons offices des instances officielles, D. Gusti assoie ainsi son pouvoir institutionnel par le maillage d’un espace laissé vacant et qu’il surinvestit en sciences sociales. Cette structuration tout à la fois scientifique et sociale est au principe même de la construction de cette école, et l’on peut se demander si elle a existé au-delà du réseau social qui en constituait l’ossature. Sans préjuger, en effet, de la postérité de l’œuvre de Gusti, on peut se poser la question de savoir si cette école a survécu aux conditions de sa production, et si le qualificatif d’école ne masque pas un ré-enchaînement d’une tradition qui a eu son heure de gloire, mais qui, pendant la période communiste et après, et en raison de la dislocation des réseaux et des nouveaux apports de la sociologie, serait devenue à présent plus un témoin créatif et vigoureux de l’histoire de la sociologie roumaine, qu’une matrice agissante des sciences sociales actuelles.
Si, comme on le suggère, les termes « d’école de Gusti », « d’école sociologique de Bucarest », « d’école monographique » sont des termes historiquement si- tués, on peut se demander également si le croisement structurel et constamment réitéré entre savant et politique, sociologie et réforme, ne constituent pas aussi un obstacle pour conclure de façon univoque à l’existence d’une école sociologique.
La volonté sociale au service de la réforme
Toutes les contributions à ce numéro mettent l’accent sur le formidable bâtisseur d’institutions que fut Gusti, et sur ses alliances avec les pouvoirs temporels et politiques dans un moment de l’histoire où la nébuleuse réformatrice[17] va trouver sa traduction roumaine[18]. On ne peut totalement rendre raison de la configuration originale que prend la figure du savant et du politique chez Gusti si on ne la réfère pas à sa théorie de la volonté sociale. En effet, comme le souligne D. M. Gaita, « la théorie de la volonté sociale constitue le fondement du système sociologique de Gusti ». Or, si l’on reprend les déclinaisons de ce qui fait la volonté sociale selon l’exégèse proposée par D. M. Gaita, (la conscience, la volonté, le caractère téléologique, l’amour de soi, la sympathie, la religiosité), on voit que tous ces traits qui font la vie sociale composent également la personne devenue personnage de Gusti qui incarne les deux corps (buts et moyens) de la volonté sociale. Fort de cette théorie sociale incorporée, Gusti va mettre la sociologie au service du politique, tout en se servant du politique pour servir la cause de la science. Si sa « verve d’organisateur » pour reprendre les termes de Z. Rostás commence avec la modernisation de la bibliothèque universitaire de Iasi en 1910, elle s’alimente à chaque opportunité que lui offre le vaste champ social et politique roumain qu’il investigue comme un terrain d’application possible, pour ne s’éteindre que dans les années 1950 pendant lesquelles la sociologie est déclarée « pseudoscience bourgeoise ».
L’alliage entre savant et politique chez Gusti trouve son principe de cohérence dans sa vision messianique de la sociologie et de la politique comme volonté nationale. Sans aller jusqu’à soutenir comme Saint-Simon que « la politique doit être subordonnée à la science », comme le souligne A. Momoc, Gusti puise aux trois registres, sociologie, éthique et politique, pour fonder son entreprise de réforme sociale, toujours légitimée à ses yeux par le regard scientifique porté sur les questions sociales. C’est en tant que sociologue ou scientifique qu’il dit inter- venir sur le social sans voir que la finalité de la science est la connaissance, et non l’intervention dans le social à des fins réformatrices. Tout semble indiquer que Gusti, alors même qu’il voulait instaurer la sociologie comme science, et parfois comme science des sciences, n’ait pas eu conscience que sa reconversion progressive en ingénieur social a été un élément clé pour brouiller la définition du métier de sociologue. En briguant et en occupant tous les postes clés du pouvoir scientifique et politique, en se fondant sur ses seules données de terrain pour éclairer son action, et en les extrapolant pour proposer une sociologie de la nation, Gusti est devenu un sociologue pour l’État[19], fut-il monarchique. L’action et la politique n’ayant pas les mêmes fondements ni ressorts que la science, Gusti perd de fait sa qualité de sociologue, discipline qui devient alors seulement une ressource pour sa carrière politique.
Dès lors, toute sa trajectoire n’est pas celle d’un sociologue. Sa bifurcation politique le classe à un moment donné de sa trajectoire dans le monde des politiques dans lequel s’il joue double jeu, et ce sans intentionnalité, il ne peut gagner sur les deux tableaux, perdant ainsi sa qualité de sociologue. Autrement dit, à partir du cas de Gusti et bien d’autres encore, on doit s’interroger sur les usages politiques de la sociologie reconvertie en entreprise réformiste, en expertise, ou en think tanks[20]. La sociologie n’est pas seulement une description et une explication de la réalité sociale comme le voulait Gusti, mais une approche critique du monde justifié d’aller tel qu’il va[21]. Et ce déficit critique ne se voit jamais aussi clairement que dans la division sexuée du travail intellectuel. La contribution de T.-E. Vacarescu est à cet égard particulièrement suggestive. On constate non seulement que le Service social obligatoire pour les filles est une réinvention de la tradition philanthropique impulsée par des associations féminines dès la fin du XIXe siècle, mais encore que la volonté de réforme laisse intacte et reconduit l’ordre des genres. Aux hommes le travail intellectuel d’interprétation et de rédaction, aux « petites mains », le recueil des données de terrain et la dactylo- graphie des manuscrits, hiérarchie que l’on retrouve à l’identique en France à la même période[22]. On le voit, pour détenir un potentiel critique, la sociologie comme toutes les sciences sociales doit conquérir son autonomie à l’égard des impératifs et des jeux politiques, qu’elle peut et souvent doit prendre pour objet, sans s’y rapporter et en ne cédant pas à ses enjeux.
Cette absence de fonction critique de la sociologie chez Gusti, qui entérine la réalité telle qu’elle est plutôt que de procéder à sa déconstruction est l’un des éléments qui peut rendre compte de sa relative adhésion au fascisme roumain émergeant, perçu comme une nouvelle offre politique comme les autres : « C’est le fascisme, une nouvelle nomenclature politique, mais qui signifie aussi un programme politique. Car, dans le fascisme, on n’a pas affaire, comme on le pense, à un mouvement défini par l’enthousiasme nébuleux et sentimental, mais à un programme de reconstruction nationale et sociale bien coagulé et qui peut être caractérisé comme un nationalisme socialiste ou comme un socialisme na- tional[23]. » Cette prise de position, que je découvre pour ma part de façon aussi nette, se conçoit dès lors que l’on articule les fondements qui, pour Gusti, font le ciment social de la nation : une croyance dans les vertus des communautés villageoises alimentée par ses enquêtes de terrain, l’érection d’une figure du paysan assigné à résidence villageoise et porteur des traditions, un ordre social fondé sur l’ordre des genres, un interventionnisme multiforme et monopolistique dans l’action sociale, une croyance en une élite dirigeante éclairée par la science, une « position intermédiaire entre le corporatisme pur, fondé sur les intérêts spécifiques représentés par la compétence technique, et le parlementarisme basé sur les intérêts généraux défendus par les organes représentatifs de la volonté nationale », selon les termes d’Antonio Momoc.
Outre ces éléments et les dérives possibles que peuvent engendrer l’exaltation et la captation du rôle d’organisateur souverain, des notations et des scènes éparses dans l’ensemble des articles attestent de la visée de Gusti à former, discipliner et mobiliser « la jeunesse » autour de ses idéaux. Comme le souligne Zoltán Rostás, lors de la grève des étudiants en 1923, « à la suggestion de leur professeur, au lieu de participer à la grève, ces derniers se rencontrent et commencent à étudier le phénomène ». En 1927, Gusti transforme les étudiants en « fonctionnaires sociaux », et selon la loi du Service social d’octobre 1938, « faute de travaux culturels à la campagne, les diplômes n’étaient pas délivrés ». Véritables « chantiers de jeunesse » qui ne sont pas sans rappeler l’alliance du gouvernement de Vichy avec les paysans[24] et la valeur salvatrice de « l’éternel féminin »[25], cet embrigadement était destiné à attester du patriotisme des jeunes obligés de « passer par le feu régénérateur du travail pour les villages ». Un pas est encore franchi lorsque Gusti, comme on le constate dans l’article de Z. Rostas, « utilise la discipline, le rituel et les gestes quasi légionnaires ».
Or, et sans vouloir intervenir dans un débat sensible qui dépasse mes compétences, les auteurs de ce numéro concluent plutôt que le Service social a eu comme fonction explicite de contrer le mouvement légionnaire. Toutefois, plusieurs indicateurs présents dans les articles semblent suggérer que ces assertions peuvent faire débat. Si la montée du fascisme roumain déstabilise la cohésion du groupe des disciples de Gusti, et si des dissidences opposées se font jour, il n’en demeure pas moins que Gusti est resté ministre, responsable devant le seul roi Carol II jusqu’à la chute du régime, en ne cessant jamais de lui apporter son appui. En outre, au moins trois de ses disciples, D. C. Amzar et E. Bernea, et T. Herseni ont rejoint le nationalisme légionnaire, et pour le dernier la Garde de fer, tout comme d’autres étudiants aux sympathies légionnaires n’ont pas été exclus de l’École de sociologie par Gusti. De plus, la revue Caete ouvre ses colonnes à C. Codreanu, et E. Bernea fait la recension d’un ouvrage de ce dernier. Dès lors, l’adhésion légionnaire d’une fraction des disciples de Gusti peut apparaître comme une dérive de l’esprit réformateur et du service social.
Tout semble indiquer au contraire que le quadrillage organisationnel, la constitution d’une élite qui va au peuple, l’ordre des genres conforté, le recours à l’expertise comme mode d’agir, la construction et l’embrigadement de la jeunesse, l’accent mis sur la paysannerie comme creuset du salut national, l’œuvre et l’action de Gusti enfin ont été l’une des matrices de la version roumaine du fascisme, moins par un corps de doctrine estampillé que par les effets organisationnels mis en œuvre sans réflexivité critique. À tout le moins, peut-on suggérer que nombre d’éléments dans les théories et les pratiques de Gusti constituait un ensemble de corpus recyclables dans une visée nationaliste épousant le temps venu la dynamique de la montée du fascisme. En ce sens, on ne peut parler d’une dérive ou d’un dévoiement politique passager, mais de la constitution, la pénétration et la diffusion progressive de principes nouveaux qui préparent à rendre pensable et possible le fascisme dès lors que le contexte politique leur confère les conditions de s’accomplir. Sous réserve de recherches plus conséquentes, on pourrait même suggérer que certains éléments de cette matrice ont été recyclés par le communisme avec les processus de re-nationalition, de re-paysanisation paradoxaux du communisme roumain. En ce sens encore, il s’agit d’une réflexion sur l’histoire et sur la manière d’en rendre compte. La proposition de Roger Chartier concernant la Révolution française semble, à cet égard, une perspective féconde en ce qu’il montre que « certes les raisons de celle-ci ne sont point tout entières contenues dans la philosophie, mais sans les transforma tions de la “pensée publique” par l’“intelligence” l’événement n’aurait pu advenir au moment qui est le sien »[26].
Dès lors, la boucle est bouclée : la volonté sociale au principe de la sociologie de Gusti s’est métamorphosée en volonté nationale. Il n’y a pas « parallélisme », concept cher à Gusti, entre le savant et le politique, mais encastrement des deux, et dépérissement du premier au profit du politique à la fin des années 1930, alors qu’à présent, la postérité est encline à ne retenir que le savant. Il faut toutefois ajouter que Gusti et ses disciples participent d’une génération de professeurs et d’intellectuels roumains, et plus largement européens, dont une fraction a été séduite par le fascisme[27]. Le souligner n’est pas discréditer : c’est rappeler que la rationalité du savant ne le prémunit pas des passions politiques extrêmes.
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[1.] Directrice d’études IRIS/EHESS.
[2.] Cf. le récit de cette aventure, Rose-Marie Lagrave, Voyage aux pays d’une utopie déchue. Plaidoyer pour l’Europe centrale, Paris, PUF, 1998 et l’ouvrage qui s’en suit, R.-M. Lagrave (éd.), Fragments du communisme en Europe centrale, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011.
[3.] Rose-Marie Lagrave, « Filiations intellectuelles et espérance sociale. Figure et œuvre de Placide Rambaud », Études rurales, janvier-juin 2009, 183, p. 51-66. J’ai montré dans cet article la filiation leplaysienne et la réaffiliation à une sociologie catholique de P. Rambaud.
[4.] H. H. Stahl, Les anciennes communautés villageoises roumaines. Asservissement et pénétration capitaliste, Bucarest et Paris, Éditions de la République socialiste de Roumanie et Éditions du CNRS, 1969. Réédition augmentée d’une préface de Paul H. Stahl, Paris, L’Aube, 2005. P. Rambaud, Villages en développement. Contribution à une sociologie villageoise, Paris-La Haye, Mouton, 1972.
[5.] H. H. Stahl, Nerej, Un village d’une région archaïque, 3 volumes, Bucarest, Institut des sciences sociales de Roumanie, 1939. P. Rambaud, Économie et sociologie de la montagne. Albiez-le-Vieux, en Maurienne, Paris, A. Colin, 1962.
[6.] P. Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 145, décembre 2002, p. 3-8.
[7.] Roland Lardinois, « L’invention de Tocqueville », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 135, décembre 2000, p. 76-87.
[8.] Florin Turcanu, Mircea Eliade. Le prisonnier de l’histoire, Paris, La Découverte, 2003.
[9.] Voir Zoltán Rostás, « Dimitrie Gusti, un sociologue animé par la passion d’organiser » dans ce même numéro.
[10.] Cf. par exemple, Victor Karady, « De la métropole académique à l’université de province. Note sur la place de Vienne dans le marché international des études supérieures (1880-1938) », Revue germanique internationale, n° 1, 1994, p. 221-242 ; «La République des Lettres des temps modernes. L’internationalisation des marchés universitaires occidentaux avant la Grande Guerre », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 121-122, mars 1998, p. 92-103.
[11.] E. C. Hughes, « Carrières, cycles et tournants de l’existence », in Le regard sociologique. Essais sociologiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 1996, p. 165-173.
[12.] J. Grafmeyer, L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Champs/Flammarion, 2004. 13 V. Mihailescu, « La maisnie diffuse, du communisme au capitalisme. Questions et hypothèses », Balkanologie, vol. VI, 2, 2000.
[14.] C. Prochasson, M. Espagne, M. Werner, « Transferts interculturels dans l’espace franco-allemand (XVIIIe-XIXe siècles) », Annales. Économies, sociétés, civilisations, n° 5, 1991, 46, p. 911-912.
[15.] Daniel Breslau, « L’École de Chicago existe-t-elle ? », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 74, septembre 1988.
[16.] Cf. la revue Martor. Revue d’anthropologie du musée du Paysan roumain.
[17.] C. Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle : la nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999.
[18.] Cf. la thèse en cours à l’EHESS d’Emilia Plosceanu : « La réforme sociale en action en Roumanie (1918-1947) ».
[19.] M. Amiot, Les sociologues contre l’État, Paris, Editions de l’EHESS, 1986.
[20.] Cf. S. Dimitrova, « Raisons de dire, façons de faire. Intellectuels en Bulgarie “postsocialiste” (1989-2009) », thèse pour le doctorat en sociologie, EHESS, 2010.
[21.] L. Boltanski, Rendre la réalité inacceptable. À propos de la production de l’idéologie dominante, Paris, Demopolis, 2008.
[22.] H. Charron, « Les formes de l’illégitimité intellectuelle : genre et sciences sociales françaises entre 1890 et 1940 », thèse pour le doctorat, université de Montréal, 2009.
[23.] Cf. la citation complète dans l’article d’Antonio Momoc dans ce même numéro.
[24.] I. Boussard, Vichy et la corporation paysanne, Paris, Éditions de la FNSP, 1980.
[25.] F. Muel-Dreyfus, Vichy et l’éternel féminin, Paris, Seuil, 1996.
[26.] R. Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1991, p. 12.
[27.] A. Laignel-Lavastine, Cioran, Eliade, Ionesco. L’oubli du fascisme, Paris, PUF, 2002.
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