Marc Bloch et le XIVe Congrès international de sociologie, Bucarest, août 1939
Peter Schöttler*
Genèses, 20, 1995. pp. 143-154
Résumé
Prévu pour se tenir à Bucarest du 29 août au 2 septembre 1939, le XIVe Congrès international de sociologie n’a jamais eu lieu, mais une partie des communications furent publiées pendant la guerre. Parmi celles-ci figurent un texte inconnu de Marc Bloch : «Types de structure sociale dans la vie rurale française». Reprenant ses thèses sur «les caractères originaux de l’histoire rurale française», l’auteur répond d’une part, à l’idéologie ruraliste nazie qui devait être fortement représentée au Congrès, mais, d’autre part, aussi et par avance au projet idéologique de Vichy qui, en prônant le retour à la terre, allait se rallier à la mystification sociale et au racisme.
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The 14th International Sociology Conference that was supposed to be held in Bucharest from August 29 to September 2, 1939 never took place, but some of the papers were published during the war. Among these is an unknown text of Marc Bloch : «Types of social structure in rural French life». Taking up his theses on «French Rural Life», the author responds on the one hand to Nazi ruralism which was to be widely represented at the Conference and on the other hand, ahead of time, to the Vichy ideological plan which, by advocating the return to the land, would side with social mystification and racism.
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Le Congrès faillit bien avoir lieu. Prévu pour la semaine du 29 août au 2 sep tembre 1939, le XIVe Congrès inter national de sociologie qui allait réunir à Buca rest quelque 250 savants venus de 21 pays, ne fut annulé qu’au dernier moment pour cause de crise politique internationale et reporté au printemps de l’année suivante. La guerre se prolongeant, il ne se réunira jamais. Mais une grande partie des communications envoyées furent malgré tout publiées par les organisa teurs roumains[1]. Parmi celles-ci figure un texte de Marc Bloch qui restera pratiquement inconnu et que nous publions ci-après[2]. De façon surprenante, en effet, cet article, dont on ne trouve aucune trace dans les archives personnelles de l’historien, ne sera ni évoqué dans le «supplément» aux Caractères origi naux de l’histoire rurale française établi en 1956 par Robert Dauvergne, ni inclus dans la bibliographie des travaux de Marc Bloch éta blie en 1963 sous la direction de Robert Man drou par Marie-Claire Gasnault-Beis; il ne fi gurera pas non plus dans le recueil, de toute façon incomplet, des Mélanges historiques[3]. Pourtant ce texte constitue un document d’un grand intérêt : à la fois pour ses qualités scien tifiques et à cause du contexte historique et politique dans lequel il s’insérait.
Tandis qu’aujourd’hui, à l’époque de la «colloquite» et du small world, les échanges internationaux en sciences humaines sont devenus monnaie courante, de tels contacts et voyages étaient jusqu’à la dernière guerre encore exceptionnels et presque entièrement limités aux grands congrès officiels, organisés par des organismes internationaux en liaison plus ou moins directe avec les gouvernements. Il s’agissait là de la seule occasion pour les savants de faire personnellement connaissance et de discuter de vive voix. Mais c’était aussi un lieu de débats scientifico-diplomatiques, voire d’affrontements politiques selon les conjonctures du moment. Ceci fut notamment le cas entre les représentants des pays occiden taux d’une part et des pays fascistes ou de l’Union soviétique de l’autre[4]. A côté des en jeux intellectuels, il y avait donc toujours aussi des enjeux politiques, et le Congrès prévu à Bucarest n’allait pas faire exception à la règle.
En l’occurrence, l’un des principaux enjeux du Congrès était la participation annoncée d’une importante délégation de sociologues allemands, choisis et autorisés par le régime hitlérien. Au moment de l’arrivée des nazis au pouvoir et de la mise au pas (Gleichschaltung) des Universités, la sociologie, en tant que discipline encore récente et de réputation critique, avait été une des principales victimes de l’exode forcé des savants : «juifs», «marxistes» et autres sympathisants de la République de Weimar. Mais contrairement à une légende tenace, la sociologie ne disparut pas complè tement du paysage universitaire. Comme l’ont montré des travaux récents, le régime permit au contraire une expansion importante des sciences sociales, destinées d’une part à four nir un supplément «Scientifique» à la Weltanschauung nazie, et d’autre part à contribuer, par leurs recherches empiriques, à rendre plus efficace l’assujettissement et le contrôle de la population [5].
Si cette «sociologie allemande» qui se mua en Volkswissenschaft, en «science du peuple», dut se démarquer à maintes reprises de ses antécédents «libéralistes», selon le langage nazi, elle n’en consolida pas moins ses assises institutionnelles par la création de nouvelles chaires ainsi que de plu sieurs instituts de recherche. Le plus impor tant fut le Arbeitswissenschaftliches Institut du Front du travail allemand (Deutsche Arbeits front), destiné à devenir, durant la guerre, le plus grand pôle de recherche européen en sciences sociales avec plusieurs centaines de chercheurs[6]. Il paraît également symptomatique que de nombreux sociologues furent recrutés par le Service de sécurité (Sicherheits dienst) de la SS, afin d’organiser pour Himmler et Heydrich un service de renseignements généraux dont les Meldungen aus dem Reich, bulletin secret d’informations sur le moral de la population allemande, constitue le produit le plus remarquable [7].
N’oublions pas, enfin, la participation tout à fait réelle de nombreux spécialistes en sciences sociales (historiens, sociologues, anthropologues, démographes, géographes, etc.) à la planification et à l’application de la politique de «purification ethnique» et d’extermination des populations «dangereuses» pratiquée par le Reich durant la guerre[8].
S’il existait donc une sociologie plus ou moins nazifiée qui apportait son soutien à la «révolution nationale», sa reconnaissance internationale n’en posait pas moins problème. Or, après une première phase d’isolement où le régime négligeait ce genre de considération, l’impact de la «science allemande» à l’étranger redevint vite un enjeu important, ne serait-ce que pour s’opposer à «l’ennemi héréditaire» français fortement représenté dans tous les organismes internationaux et principal responsable, selon l’Allemagne, de la politique de boycottage et de discrimination des scientifiques allemands depuis la Grande Guerre[9]. Ainsi, dès 1933, le département culturel du Ministère allemand des Affaires étrangères se vit confronté au problème des différents congrès internationaux où il s’agissait à la fois d’assurer une représentation «adéquate» de la nouvelle Allemagne et d’empêcher, diplomatie aidant, toute participation non autorisée, notamment de la part des scientifiques expatriés. C’est pourquoi l’Allemagne nazie développera au fil des ans une politique systématique des délégations structurées, préparées de longue date et dirigées par un Führer aux pouvoirs étendus. Exemples : la participation allemande aux Congrès historiques de Var sovie (1933) et de Zurich (1938) ainsi qu’au Premier Congrès international de folklore à Paris (1937).
Concernant la sociologie, le problème des congrès internationaux était particulièrement délicat. Depuis 1894 l’Institut international de sociologie (IIS), dont le siège était à Genève, organisait régulièrement des congrès mondiaux (avec une interruption entre 1912 et 1927). Au xne Congrès qui avait eu lieu en octobre 1933 à Genève et auquel participèrent encore certains sociologues émigrés (notamment Max Horkheimer), un professeur de l’Université de Cologne, Leopold von Wiese, avait même été élu président de l’IlS qui préparait alors son prochain congrès pour 1935 à Bruxelles (autre capitale «ennemie»). Devant le diagnostic probablement trop pessimiste qu’il n’existerait pas «de sociologues politiquement bons», la Wilhelmstrasse et le ministère de l’Éducation décideront finalement de décliner l’invitation belge («pour raisons de devises») et de n’autoriser personne à représenter l’Allemagne à ce congrès [10]. Lorsque en 1937, le XIIIe Congrès doit s’ouvrir à Paris, le problème se pose à nouveau. Cette fois encore, le ministère décide de boycotter l’événement, malgré l’insistance de plusieurs professeurs réputés. Mais ceux-ci sont jugés trop marqués par l’ancien régime, tandis que le principal conseiller du ministère en la matière, Gunter lpsen, nazi convaincu et professeur à l’Université de Këmigsberg, déconseille formellement toute participation étant donné les thèmes retenus par l’IlS et l’impossibilité, pour une délégation allemande, de «marquer» le Congrès. Ce n’est qu’à Bucarest, deux ans plus tard, que l’Allemagne nazie allait enfin faire sa rentrée sur la scène sociologique internationale et tenter de dominer, cette fois, les débats.
Dès 1938, Ipsen était chargé par son ministère de préparer l’action, et c’est sous sa houlette que la délégation allemande devait faire le voyage en Roumanie[11]. Peu connu à l’étranger, Gunter Ipsen (1899-1984) apparaît néanmoins sous beaucoup d’aspects comme un des personnages-clés des sciences sociales allemandes des années trente, quarante et même au-delà …[12]. Issu du mouvement de la jeunesse (comme beaucoup d’intellectuels de droite), successivement professeur à Leipzig, Konigsberg et Vienne, ce sociologue du monde rural, dont le vocabulaire trahit un fort penchant philosophique, tente de synthétiser l’approche traditionnelle des folkloristes du XIXc siècle comme Wilhelm Heinrich Riehl [13], dont il réédite des textes en 1935, avec celles, plus modernes, de l’histoire sociale, de la démographie et de la sociologie (méthodes statistiques, cartographie, conceptualité théorique) afin de prôner, en diapason avec l’idéologie nazie du Sol et du Sang (Blut und Boden) [14], un renouveau du Landvolk, du peuple paysan, censé former le «Sein maternel de la Volkheit».
Selon Ipsen, la famille paysanne constituerait, en effet, le dernier rempart «contre la volonté de pouvoir de la société économique calculatrice» [15]. Entouré de jeunes chercheurs fascinés par cette approche, à la fois conservatrice et «révolutionnaire», à mi-chemin entre le folklore, la sociologie et l’histoire, Ipsen lança de nombreuses études de terrain, notamment en Prusse orientale et en Pologne, dont les résultats ne faisaient que renforcer son point de vue. Aussi voudrait-il profiter du Congrès de Bucarest pour montrer à la communauté scientifique internationale de quoi est capable la nouvelle «Sociologie allemande» avec son élan juvénile. L’occasion est d’autant plus belle que la sociologie roumaine faisait, elle-aussi, du village et du monde rural le centre de ses préoccupations et de ses innovations méthodologiques. D’ailleurs, n’était-il pas prévu qu’après le Congrès, tous les délégués fassent ensemble un voyage d’étude dans les villages que leurs collègues roumains, sous l’impulsion du président Gusti, avaient choisis pour leurs enquêtes de terrain [16]?
Dimitrie Gusti (1880-1955), qui avait fait ses études en Allemagne et en France (il sou tint sa thèse en 1904 à Leipzig) [17], était en effet un éminent sociologue rural, grand initiateur de «monographies sociologiques» et d’enquêtes villageoises, menées suivant un plan systématique par des équipes pluridisciplinaires (sociologie, histoire, géographie, anthropologie, démographie, droit, psychologie, folklore) [18]
Mais aux yeux de lpsen et du ministère allemand, cet ancien ministre roumain de l’Éducation (1932-1933) passait néanmoins pour un personnage difficile, car son épouse et lui-même seraient «étroitement liés aux milieux juifs» [19]. En conséquence, et «afin d’éviter toute obligation protocolaire gênante envers Madame Gusti», les délégués allemands étaient sommés de voyager sans leur femme. Mais ce qui dut surtout poser problème à lpsen était le fait que Gusti, percevant l’engagement particulier des Allemands et craignant par conséquent leur hégémonie dans les sections consacrées au monde rural, fit jouer ses contacts pour trouver des intervenants occidentaux qui pouvaient faire opposition aux contributions nazies. C’est probablement à travers Henri Berr, qui venait de le faire élire, en janvier 1939, au conseil d’administration du Centre international de synthèse [20], que Gusti entra alors en contact avec Marc Bloch. Titulaire de la chaire d’histoire économique à la Sorbonne, codirecteur avec Lucien Febvre des Annales d’histoire économiques et sociales, l’historien était en même temps sociologue et anthropologue, et notamment spécialisé dans l’étude du monde rural. Sous les auspices de l’Institut pour l’étude comparative des civilisations d’Oslo, il avait publié en 1931 un livre sur l’histoire rurale française qui montrait aussi à quel point il maîtrisait la littérature internationale et notamment allemande sur le sujet[21]. Comme, par ailleurs, il avait vécu en Allemagne et parlait l’allemand [22], c’était certainement un des meilleurs, sinon le meilleur candidat pour porter l’opposition aux sociologues-historiens germaniques qui connaissaient d’ailleurs son travail à travers les nombreux comptes rendus que les Caractères originaux avaient suscités dans les revues d’outre-Rhin [23].
Bien que nous ne possédions aucune source permettant d’indiquer la motivation profonde de Marc Bloch à entreprendre ce lointain voyage à Bucarest, qu’il se proposait de faire
avec sa femme [24], il semble assez clair que l’intérêt scientifique y était intimement lié à l’intérêt, voire à la responsabilité politique. Sans être un militant, Bloch se sentait en effet fortement concerné par l’évolution politique en Europe et tout particulièrement par la présence des nazis au pouvoir. Sur le plan intellectuel, il tenta de son mieux de combattre leurs idées. Mais les bulletins critiques ou les comptes rendus qu’il publiait régulièrement sur les ouvrages allemands étaient une chose, se confronter personnellement à leurs auteurs dans le cadre d’un congrès, une autre. Tandis que ni lui, ni Febvre n’avaient participé aux congrès internationaux des historiens de Varsovie et de Zurich – même si Bloch en 1933 faillit aller à Varsovie [25] – , il avait au moins aperçu la délégation nazie au premier Congrès International de folklore, tenu à Paris en 1937 : «Le Führer allemand a fait une communication interminable et ridicule», écrivait-il à Febvre, pour ajouter aussitôt : «les jeunes allemands qui l’entouraient m’ont paru dire des choses intéressantes et solides […]»[26]. Mais à Bucarest les événements auraient sans doute pris une tournure plus sérieuse et, loin de Paris, face à Ipsen et à sa délégation triée sur le volet, Bloch aurait dû défendre pied à pied ses convictions les plus profondes.
Comme la plupart des papiers soumis au Congrès ont été publiés, nous disposons d’un tableau approximatif des différents points de vue en lice. Ainsi, face à Marc Bloch nous ne trouvons pas moins de six contributions allemandes sur les treize publiées dans le premier volume consacré aux études générales sur le village, le second regroupant plutôt des monographies [27]. Ces articles déploient tout un éventail de thèmes investis par la Volks wissenschaft. A côté de Ipsen sont annoncés par exemple : son assistant Werner Conze (1910-1986), qui sera après 1945 l’un des fondateurs de 1’histoire sociale en RFA ; il plaide ici pour la lutte contre le «surpeuplement rural en Pologne», évoquant notam ment la nécessité d’un «déjuivement (Entjudung) des villes et des bourgs» ; puis Max Rumpf (1878-1953), directeur de la principale revue sociologique nazie, Volksspiegel, qui dessine l’image attendrissante d’une communauté villageoise près de Nuremberg en proie à l’urbanisation ; grâce au régime de l’Allemagne nouvelle, qui prône la «camaraderie» entre «paysan et ouvrier», elle parvient à conserver sa «vie sociale vigoureuse et saine» ; enfin Kleo Pleyer (1898-1942), professeur d’histoire à Konigsberg et auteur d’une thèse d’État sur le régionalisme en France, qui tente de montrer que l’intrusion du «capitalisme» au village eut pour acteur principal le «commerçant juif» ; si les coopératives agricoles, «d’essence germanique», s’opposaient déjà à «l’esprit judéo capitaliste», le «nouvel ordre agricole» nazi, en «éliminant les juifs», aurait maintenant supprimé les principaux rouages du «danger capitaliste» [28].
Mais le texte-clé soumis par la délégation allemande était bien entendu celui de son chef, Gunther Ipsen, intitulé Agrarische Bevolkerung [29]. Jouant sur le double sens du terme Bevolkerung qui désigne à la fois la population et le peuplement en tant que processus, Ipsen y donne un résumé de sa théorie de l’interaction entre «processus d’engendrement» (Gattungsvorgang) et «espace vital» (Lebensraum) (cf., en encadré, la traduction des premiers paragraphes) ainsi que de ses analyses démographiques. Face au processus de surpeuplement et aux mutations modernes, il ne s’agit pas seulement de préserver, mais de redécouvrir une structure familiale saine dont la famille paysanne «germanique» constituerait l’idéal. Car comme le montre l’exemple polonais ou russe, l’équilibre social est profondément ébranlé si la rupture séculaire «entre travail et processus d’engendrement» n’est pas compensée. Or, selon Ipsen, les lois démographiques sont historiques et non, comme le pensait Malthus, une constante naturelle. Par conséquent, une «transformation créatrice de l’existence en espace vital» à travers l’aménagement et l’extension du Lebensraum est possible et nécessaire pour imposer une «structure populaire» (Volksordnung) équilibrée.
Dans son langage abstrait, Ipsen ne donnait en fait qu’une variante un peu élaborée des principaux arguments de la politique paysanne nazie qui, afin de préserver la continuité de la souche paysanne et du patrimoine agricole, privilégiait les Erbhofe (fermes héréditaires) face aux habitudes régionales et au droit d’héritage libéral. Par ailleurs, cette sociologie du peuplement en tant que «processus permanent» qui reproduit la «race», dessinait déjà – ne serait-ce qu’à travers sa polémique contre les «slaves» et les «juifs» – la politique de «déplacement des populations» (Umvolkung) mise en place dès le début de la guerre.
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Le peuplement agraire [extrait]
Gunther Ipsen
Comme tout peuplement, le peuplement agraire n’est pas un état (Zustand), mais un processus fluide (flüssiges Geschehn) sous la loi d’un équilibre flottant ; engorgement d’un fleuve sanguin, de sa plénitude et de sa surabondance devant la résistance d’un monde qui lui répond en tant que destin par son étroitesse, ses conduites et ses règlements. Nous désignons par processus d’engendrement (Gattungsvorgang) l’événement vital instinctif (triebgebornes Lebensgeschehn ), qui afflue, et par son espace vital (Lebensraum) l’incarnation des conditions et déterminations matérielles d’une existence humaine (Dasein).
Ainsi l’espace vital constitue l’unicisation (Einung) de l’activité humaine, du travail utilisateur et de la créativité ouvrière avec les possibilités en sommeil de la terre qui se trouvent réveillées, exploitées et transformées par l’interpellation de l’action humaine. Et la conservation de l’espèce dans le processus d’engendrement s’opère à travers l’incessant renouvellement du peuplement en individus. Dans l’opposition entre processus d’engendrement et espace vital se constitue ainsi la puissance d’existence (Daseinsmiichtigkeit) de la race.
Ce qui importe ici, c’est que le processus d’engendrement et l’espace vital se déterminent mutuellement bien que chacun possède, en son noyau, des pouvoirs propres (ursprüngliche und eigne Miichte). On ne peut ni les déduire l’un de l’autre, ni les réduire l’un à l’autre ; leur origine réside en eux-mêmes (in eigner Mitte) et c’est à partir de là qu’ils agissent. Mais ils ne valent et n’existent que l’un pour l’autre, l’un par rapport à l’autre. Une partie de la terre ne devient espace vital qu’à travers la volonté d’existence (Wil/e zum Dasein) d’un processus d’engendrement humain ; et cc processus d’engendrement ne se projette dans J’existence et ne s’impose que dans la mesure où l’espace vital qui lui est imparti peut le contenir. Ainsi le processus d’engendrement et l’espace vital forment-ils des points chauds du peuplement comme processus : il ne sont réels que l’un pour l’autre et mutuel lement déterminés.
In D. Gusti. Arbeiten …. op. cit., p. 8-9.
Traduction : P. Schottler
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Le texte de Marc Bloch – bref, limpide, sans fioritures – contraste fortement avec celui de ses interlocuteurs allemands : à leur mysticisme social, il oppose une analyse sobre et dense qui résume une quinzaine d’années de recherches. Et le discours idéologique nazi se trouve confronté à la terminologie scientifique de son temps. Dès les premières phrases le ton est donné : l’unité de la France n’est pas le produit du sang, mais de l’histoire ; diversité et civilisation ne font qu’un dans la diversité française (si méprisable aux yeux des adeptes de la germanité et de la Volksgemeinschaft) réside «la force même de son unité spirituelle comme nation». Et reprenant une formule qu’il avait déjà utilisée au Congrès international de folklore («Ce serait une erreur grave de parler du «paysan» avec un grand P»[30]), Bloch affirme : «Parler du paysan français au singulier serait user d’un mot sans contenu vivant. C’est les paysans qu’il faut dire.»
Ainsi l’auteur démythifie : pour rendre compte de la diversité des paysans et des vil lages, il ne suffit pas d’évoquer la région et le sol, il faut analyser les structures sociales, donc les classes et leurs clivages, et les formes de propriété. La double périodisation de l’histoire rurale française – celle des formes d’habitation, marquée par les grands défrichements médiévaux, et celle des droits de propriété, marquée par l’accumulation foncière à partir du xvc siècle – explique à la fois la diversité régionale des villages et la diversité sociale des paysans. En effet, l’existence d’une intense vie collective selon les régions et leur histoire, fondée sur les servitudes communautaires, l’usage des communaux, l’entraide ou les fêtes et la vie politique, ne supprime pas les oppositions d’intérêt entre «laboureurs» et «brassiers» ou, plus tard, entre la grande propriété nobiliaire ou bourgeoise et la petite ou moyenne propriété paysanne.
Marc Bloch prend à contre-pied tous les essentialismes : le régionalisme géographique, qui voudrait montrer l’homogénéité et l’originalité de certaines régions (variante française de la Heimat germanique), le mythe de la communauté villageoise unifiée, sans clivages ni conflits, mais aussi la vanité d’une histoire de la France «par en haut». Ses adversaires ne sont pas seulement les historiens ou les sociologues allemands, dont la présence au Congrès de Bucarest s’annonce certes imposante. Ce sont tous ceux qui contribuent, en Allemagne, en France ou ailleurs, à forger des mythes: mythe d’un caractère régional homogène, mythe d’une paysannerie immobile.
Il est frappant de voir qu’Allemands et Français partagent, dans les années 1930, une même préoccupation scientifique : comprendre le peuplement rural. Mais ces questions qui agitent historiens, sociologues ou anthropologues trouvent, de part et d’autre, des formulations et des réponses très différentes, parfois incompatibles. Nul doute que, si le Congrès de Bucarest s’était réuni, Marc Bloch, par exemple, se serait opposé de vive voix aux intervenants nazis. Il aurait alors répondu par avance au projet idéologique de Vichy qui, en prônant le retour à la terre, allait se rallier en fait au mysticisme social et au racisme [31]. Mais le Congrès n’eut jamais lieu. Il n’en resta que des «Communications» sans débat. Au moins dans le cas de Marc Bloch, ces textes méritent d’être redécouverts.
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Types de structure sociale dans la vie rurale française
Marc Bloch
La France n’est pas un pays très vaste. Mais c’est un pays très divers. Là réside une des originali tés les plus frappantes de sa civilisation ; de là viennent les couleurs particulières et la force même de son unité spirituelle comme Nation.
Nulle part cette diversité française n’apparaît plus nettement que dans la physionomie rurale du pays : contrastes de relief, de sol, climat, immédiatement sensibles aux yeux ; contrastes encore dans les traditions sociales, propres aux différentes régions et qui ne sont pas d’ailleurs sans s’inscrire, elles aussi, en traits matériels dans le paysage des maisons et des champs. Pour cette raison déjà, parler du paysan français au singulier serait user d’un mot sans contenu vivant. C’est les paysans qu’il faut dire.
Mais un autre motif encore interdit cette schématisation. Aucune de nos petites collectivités rurales n’a jamais formé un bloc humain d’un seul tenant. Partout, avec des lignes de clivage très diverses selon les lieux, on voit coexister diverses classes d’exploitations et, à plus forte raison, de propriétaires du sol.
Pour donner une idée sommaire de la structure de la société rurale française, je prendrai pour fil conducteur deux ordres de phénomènes: la répartition et la forme des établissements humains, envi sagés avant tout dans leur rapport avec le sol cultivé ; les classes, envisagées surtout dans leurs rap ports avec l’exercice des droits sur le sol.
II
A. – Dans la plus grande partie de la France, le type d’habitat le plus ancien (au moins depuis le début du Moyen Age) a été le village. Il reste encore, dans les régions où il a jadis triomphé, sinon aujourd’hui la seule forme d’établissement, du moins la forme fondamentale, autour de laquelle gra vitent hameaux ou maisons isolées.
Le village est caractérisé par la présence d’un nombre relativement élevé de familles, vivant côte à côte et qui forment, ensemble, une véritable communauté. Le village n’est pas seulement un assemblage de maisons ; il constitue un centre religieux, juridique, économique. Beaucoup de nos villages sont très vieux et portent encore le nom du chef, du seigneur ou du propriétaire sous lequel ils ont été inscrits dans le cadastre gallo-romain. Tous nos villages ne répondent d’ailleurs pas aux mêmes modes profonds de structure sociale. Je me bornerai à citer deux cas, qui sont loin d’épuiser toute la réalité.
1. Dans les campagnes à céréales du Nord et de la Bourgogne abondent les villages dont les ter roirs sont faits de champs sans clôtures, très longs et très régulièrement groupés en faisceaux de par celles parallèles. Le dessin même de ces terroirs indique un établissement sur plan collectif. Il a long temps imposé le maintien de fortes servitudes communautaires, qui ont laissé dans les mœurs des traces puissantes.
2. Dans la région méditerranéenne, surtout à l’Est du Rhône, les terroirs, généralement morcelés par le relief, présentent le dessin «en puzzle» qui révèle une occupation sans plan d’ensemble. Le vil lage est, avant tout, un oppidum, du type des cités antiques, lieu de refuge et de culte, foyer d’une vie sociale quasi urbaine. Les servitudes communautaires d’assolement et de pacage ont naguère existé, là aussi. Mais elles ont disparu relativement vite, parce qu’elles n’étaient pas imposées par le dessin même des terroirs. Le sentiment collectif a trouvé son expression durable dans la vie politique et les fêtes, plutôt que comme fondement d’une action économique.
B. – Il semble bien que, dès le haut Moyen Age, dans les terres pauvres de l’Ouest armoricain et du Massif Central, le régime de l’habitat fût sensiblement différent de celui que nous venons de voir. Les familles souvent s’établissaient assez loin les unes des autres. C’étaient d’ailleurs de larges familles patriarcales. Quand ces communautés consanguines primitives se scindèrent en familles conjugales, leur établissement, toujours composé d’un nombre de personnes relativement considé rable, donna naissance à un hameau composé de plusieurs maisons. La pauvreté du pays exigeant une culture très extensive, cette dispersion en hameaux ne fit que s’accroître au cours des âges ; si trop d’hommes étaient restés groupés ensemble, ils auraient été trop loin de leurs champs. Une agglomération, généralement plus ancienne que les autres et souvent plus considérable, forma pour les hameaux du pourtour centre paroissial et économique. Mais chaque hameau avait et dans quelque mesure a encore- son terroir propre et ses communaux.
Ces régions, d’autre part, n’avaient longtemps pratiqué que la culture temporaire. Peu à peu, autour des maisons, on vit s’établir des champs permanents que, pour les soustraire au bétail pais sant au voisinage, on entoura de clôtures également permanentes (en général des haies vives) et qui, par suite, étaient soustraits à toute servitude collective. Mais un sentiment communautaire très fort était maintenu par J’existence de terres étendues qui, vouées aux usages collectifs de cueillette et de pâture, servaient en même temps, et parfois servent encore, à titre temporaire, de réserve de culture.
C. – L’évolution rurale depuis le XII” siècle est allée, dans l’ensemble, vers une dispersion crois sante de l’habitat – par la naissance de hameaux nouveaux, même dans les régions de village, – par l’apparition et la multiplication des maisons isolées.
1. Lors des grands défrichements médiévaux, il s’est fondé de vrais villages nouveaux, souvent érigés en paroisses. Mais on vit aussi, notamment dans les bois, des groupes de défricheurs moins nombreux former de petits hameaux, plus ou moins rattachés à un vieux village voisin.
2. La dissolution des familles patriarcales, qui s’est opérée d’ailleurs plus ou moins tard, selon les régions, n’a pas donné naissance à des hameaux seulement par établissement, côte à côte, des divers ménages qui avaient jadis habité ensemble. Il semble parfois y avoir eu de véritables migrations de cadets, fondant, à quelque distance, une agglomération nouvelle. Le cas est net dans certaines régions montagneuses où il existait un établissement d’hiver, et un établissement temporaire d’été. Ce dernier s’est transformé en un hameau constamment habité.
3. Les premières maisons isolées semblent dater également des temps des grands défrichements médiévaux. C’étaient des «granges» seigneuriales et surtout, à l’origine, des granges monastiques, appartenant à des ordres dont les membres étaient, par leurs règles, obligés de vivre loin des autres hommes (avant tout les Cisterciens). Puis, à partir du XV” siècle, les circonstances économiques et, avant tout, l’endettement des paysans amenèrent beaucoup de seigneurs, de bourgeois ou de riches laboureurs à racheter les terres de cultivateurs pauvres. Comme ils s’efforçaient en général de constituer ainsi des exploitations d’un seul tenant, il arriva assez souvent qu’ils acquirent le terroir presque entier d’un hameau. Aux quelques habitations qui avaient formé celui-ci, on vit alors se sub stituer un manoir ou une ferme unique, dorénavant isolés dans la campagne. Enfin, surtout dans les régions où les villages primitifs avaient dû, pour des raisons de sécurité, rechercher des sites élevés et incommodes, l’avènement d’époques moins troublées a conduit parfois les habitants à disperser leurs habitations pour les rapprocher de leurs champs et des points d’eau.
Mais ce mouvement de dispersion a trouvé ses limites. D’abord dans la forme même des terroirs. Ceux des contrées de champs ouverts et allongés sont morcelés de telle sorte que l’exploitant possède des parcelles dispersées sur de larges espaces ; et les tentatives de remembrement se sont heurtées à l’obstacle de traditions paysannes, qui ne sont pas toujours aussi injustifiées, en fait, que ne l’imaginent certains agronomes. Là où règne ce dessin agraire, le cultivateur n’a évidemment aucune raison de quitter le village, puisqu’il lui est, à la lettre, impossible d’habiter à proximité de chacun de ses champs. Ailleurs même, les mœurs sont souvent défavorables à l’isolement. Le paysan répugne à vivre à part, «comme un loup . Et les habitudes d’entraide, encore très fortes, sont, à cet éloignement, un obstacle de plus. Le hameau ou le village, plus que la maison isolée, demeurent typiques de la vie rurale française ; et même là où existe la dispersion relative, sous forme de hameaux, voire la disper sion plus complète, avec abondance de maisons isolées, la présence d’un centre villageois inconnu, par exemple, de la plus grande partie des États-Unis ou de la Norvège-fortifie la vie collective.
III
Mais c’est une vie collective qui ne se fonde nullement sur l’uniformité des classes et des intérêts.
A. – Qu’il y ait eu, aussi loin que nous pouvons remonter dans l’histoire, des différences de richesse dans la population paysanne, la chose va presque de soi. Mais, dans cette gradation des for tunes, une ligne de séparation fort nette s’est, de très bonne heure, marquée : entre les possesseurs d’attelages, d’une part, et de l’autre les pauvres hères qui n’avaient pour trav1:1iller que leurs bras ; entre les «laboureurs» et les «brassiers». Le brassier n’était pas, le plus souvent, absolument dépourvu de terres. Mais ses champs ne lui suffisaient pas pour vivre. Il devait chercher un indispensable sup plément de revenu en louant son travail au laboureur. Il était, essentiellement, un journalier.
B. – Au-dessus des paysans, il y eut longtemps le seigneur. Le régime seigneurial a disparu sous la Révolution. Non, cependant, sans que son long empire n’ait laissé dans notre structure rurale des traces profondes. Le seigneur ne possédait pas seulement le droit de percevoir, sur ses tenanciers, des redevances ou services, que les lois révolutionnaires ont radicalement abolis. Dans la plupart des sei gneuries, à côté des terres ainsi grevées, il existait un «domaine», c’est-à-dire une fraction du sol que le seigneur mettait en valeur lui-même, soit directement, soit par l’intermédiaire de fermiers liés par des baux temporaires et payant, en conséquence, des loyers susceptibles de varier avec le temps. Lorsque le seigneur était un laïque et n’avait pas émigré, la Révolution lui laissa naturellement son domaine, considéré comme une intangible propriété foncière. La seigneurie appartenait-elle au contraire à une communauté ecclésiastique ou à un émigré ? Le domaine fut confisqué comme bien national, puis vendu, et passa ainsi à un nouvel acquéreur, pourvu de capitaux suffisants pour réaliser cet achat.
A dire vrai, ces faits n’auraient pas eu de grandes conséquences sur l’état actuel de la propriété foncière, si les domaines seigneuriaux avaient été en général peu étendus ou si, étant de fortes dimensions, ils avaient été morcelés au moment de la vente d’un très grand nombre d’entre eux comme biens nationaux. Vers la fin du Moyen Age, les domaines étaient, pour la plupart, de très médiocre amplitude. Mais à partir du xv1• siècle, les seigneurs modifièrent, en général, leur politique : alertés par la dévaluation monétaire et la hausse des prix, qui diminuaient la valeur réelle des rentes sur les tenures, servis par la crise d’endettement paysan, que je signalais tout-à-l’heure, enfin, lorsqu’ils étaient eux-mêmes, comme il arrivait souvent, de souche bourgeoise, munis de capitaux en mal de placement, ils procédèrent à des achats massifs de terre, qui accrurent considérablement leurs domaines. D’autre part, la vente des biens nationaux s’opéra dans des conditions telles que beaucoup, parmi les vastes exploitations ainsi constituées, ne furent pas divisées ou ne le furent que faiblement. Au milieu du fouillis des tenures paysannes, élevées au rang de petites ou moyennes pro priétés, la majorité des anciens domaines, devenus de grandes propriétés, continuèrent à former de larges taches blanches.
Il serait d’ailleurs inexact de borner aux seigneurs l’œuvre des rassembleurs de terres des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Le même travail avait été patiemment poursuivi par beaucoup de bourgeois, même parmi ceux qui n’accédèrent jamais à la possession de droits seigneuriaux, voire par un certain nombre de riches paysans, qui d’ailleurs, pour la plupart, unissaient à la culture les métiers plus lucratifs d’hôteliers, de rouliers, de marchands de bétail, de meuniers ou d’usuriers. En sorte que la coexistence, chez nous très caractéristique, de la grande propriété nobiliatre ou bourgeoise et de la petite ou moyenne propriété paysanne est, en son essence, un résultat de l’évolution «capitaliste>> des temps modernes, aidée par le régime seigneurial.
C.- Ce n’est pas à dire que l’évolution postérieure des XIX” et xxc siècles n’ait pas eu d’importants résultats. Le plus immédiatement sensible a été assurément l’affaiblissement considérable, dans cer taines régions la disparition quasi totale de la classe des journaliers. Le premier exode rural de 1848 à 1880 environ – porta avant tout sur cette partie de la population paysanne, que l’extraordi naire surpeuplement des campagnes, autour de 1800, et la disparition des anciens droits de pacage collectif, favorisée par la législation individualiste de la Révolution, avaient réduite à des conditions de vie plus que jamais difficiles. Il y a encore des groupes étendus de salariés agricoles, dans cer taines régions. Mais ce sont presque uniquement des salariés de la grande propriété et des salariés sans terres. Le «brassier» d’autrefois, qui occupait une partie de ses jours à cultiver son petit lopin et le reste à travailler pour le laboureur, est un type humain dont il n’existe plus que de rares survi vances. Certains ont profité des crises de la fortune bourgeoise pour s’élever à la dignité de proprié taires véritables. Beaucoup d’autres sont partis pour les villes ou les emplois ouvriers dans les che mins de fer et ne sont pas revenus.
Les vicissitudes de la grande et de la petite propriété durant le x1xc siècle et le début du xxc siècle ne sont pas aisées à retracer. D’autant qu’ici les variations régionales ont certainement été considé rables, avivées encore par les transformations économiques qui ont favorisé la spécialisation de diverses zones dans une véritable monoculture. La dépopulation, qui, succèdant à la congestion antérieure, sévit depuis 1880 environ, d’une part, de l’autre la crise des revenus, après guerre, sem blent bien avoir abouti à un progrès récent de la moyenne propriété aux dépens de la petite et de la grande. Entendez d’une moyenne propriété paysanne. Dans l’ensemble, la coexistence, que je signa lais tout-à-l’heure, de deux types fondamentaux de propriété, différents par l’étendue de l’aire appropriée et par la position sociale du propriétaire, demeure, avec de multiples nuances selon les différentes parties du pays, un des traits propres de la structure rurale française. Plus d’une opposi tion d’intérêts récente s’explique par là.
IV
On ne peut ici qu’effleurer les graves et multiples problèmes qui s’imposent aujourd’hui à notre société rurale, ou, plus exactement à notre société paysanne. Ils peuvent d’ailleurs se résumer d’un mot : adaptation. Je veux dire : pour des formes de vie très anciennes et dont la persistance, en elle même, est souhaitable, nécessité de s’adapter à une civilisation en plein renouvellement. Une écono mie villageoise, fondée sur la consommation sur place ou sur la fourniture de marchés soit assez proches, soit du moins demandeurs de denrées peu différenciées (comme le blé), doit s’adapter à une économie sans cesse dépendante de débouchés immenses et changeants. Une société demeurée traditionnaliste subit l’attraction de sociétés d’habitudes urbaines ou se défend contre ces habitudes. Enfin les anciennes formes de solidarité collective, qui ont fait l’armature des anciennes communautés rurales, doivent, pour conserver leur valeur, se trouver des formes neuves.
Nous tenons à remercier Étienne Bloch qui nous a très généreusement donné l’autorisation de reproduire ce texte de son père.
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*Je remercie Florence Weber pour l’aide amicale qu’elle rn ‘a apportée dans la préparation de cet article.
1. Dimitrie Gusti (éd.), Arbeiten des XIV. lnternationalen Soziologen-Kongresses Bucuresti. Bucarest, Internationales Soziologisches Institut/Rumanisches Institut für Sozialwissenschaften, 5 vol., 1940. Les communications furent groupées en huit séries, chacune devant comporter plusieurs volumes: Les unités sociales (série A); Le village (B); La ville (C); Le village et la ville (D); Les méthodes sociologiques (E); Les instituts de recherches sociales (F) ; Enseignement de la sociologie (G); Communications diverses (H).
2. D. Gusti, Arbeiten …, op. cit., série B, vol. 1, p. 1-7.
3. Marc Bloch, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, t. Il :Supplément établi d’après les travaux de l’auteur (193/-1944) par Robert Dauvergne, Paris, Colin, 1956 ; Mélanges historiques. Avant-propos de Charles Edmond Perrin, 2 vol., Paris, École pratique des Hautes Études, 1963; 2c éd., Paris, Fleury, 1983 (la bibliographie figure au vol. 2, p. 1031-1104). L’épisode en question n’est pas évoqué non plus dans la biographie publiée par Carole Fink : Marc Bloch. A Life in History, Cambridge University Press., 1989.
4. L’histoire des congrès internationaux commence à être mieux connue. Cf. les numéros thématiques de revues Mil Neuf Cent (n° 7, 1989) et Relations Internationales (n° 62. 1990) ainsi que l’étude exhaustive des congrès d’historiens par Karl Dietrich Erdmann, Die Okumene der Historiker.
Geschichte der lnternationalen Historikerkongresse und des Comité international des Sciences Historiques, Gôt tingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1987.
5. Cf. surtout Carsten Klingemann, „Social-scientific ex perts, no ideologues. Sociology and social research in the Third Reich”, in Stephen P. Turner, Dirk Kaster (eds) Sociology Responds to Fascism, London, Routledge, 1992,
p. 127-154; Otthein Rammsted, Deutsche Soziologie 1933- 1945. Die Normalitiit einer Anpassung, Frankfurt, Suhrkamp, 1986; Sven Papcke (ed.), Ordnung und Theorie. Beitriige zur Geschichte der Soziologie in Deutschland, Darmstadt, Wiss. Buchgesellschaft, 1986.
6. Cf. Karl Heinz Roth, lntelligenz und Sozialpolitik im << Dritten Reich». Eine methodisch-historische Studie am Beispiel des Arbeitswissenschaftlichen Instituts der Deutschen Arbeitsfront, München, Saur, 1993.
7. Cf. Heinz Boberach (éd.), Meldungen aus dem Reich. Die geheimen Lageberichte des Sicherheitsdienstes der SS 1938-1945, 17 vol.. Herrsching, Pawlak, 1984.
8. Cf. Mechthild Rôssler, Sabine Schleiermacher (éds), Der <<Genera/plan Ost». Hauptlinien der nationalsozialistischen Planungs- und Vernichtungspolitik, Berlin, Akademie-Verlag, 1993.
9. Cf. Brigitte Schroeder-Gudehus, Les scientifiques et la paix. La communauté scientifique internationale au cours des années vingt, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1978.
10. Cf. Alexander Zinn, .,Gehasst oder instrumentalisiert? Soziologie im Dritten Reich aus der Perspektive des Reichsministeriums für Wissenschaft”, Zeitschrift für Soziologie, vol. 21, 1992, p. 352 sq., ainsi que l’importante mise au point critique de Carsten Klingemann, ibid., vol. 22, 1993, p. 147-154.
11. Cf. A. Zinn, ,Gehasst oder instrumentalisiert? …”, op. cit., p. 359 sq.
12. Malheureusement, il n’existe pas d’étude d’ensemble sur G. Ipsen, mais on glanera quelques informations dans: Willi Oberkrome, Vo/ksgeschichte. Methodische
Innovation und volkische ldeologisierung in der deutschen Geschichtswissenschaft 1918-1945, Gottingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1993, p. 116-122 et 194-197. Sur l’influence de Ipsen après la guerre, cf. Winfried Schulze, Deutsche Geschichtswissenschaft nach 1945, München, R. Oldenbourg, 1989, p. 293 sq., ainsi que
les remarques critiques de Peter Kriedte, Hans Medick, Jürgen Schlumbohm, ,Die Proto-lndustrialisierung auf dem Prüfstand der historischen Zunft”, Geschichte und Gesellschaft, vol. 9, 1983, p. 93 sq.
13. Sur les usages idéologiques du folklore, cf. Hermann Bausinger, Volkskunde ou l’ethnologie allemande, Paris, Éditions de la MSH, 1993, p. 51 sq.
14. Sur la politique et l’idéologie agraire du mc Reich, cf. le dossier édité par Gustavo Corni et Horst Gics : Blwund Boden. Rassenideologie und Agrarpolitik im Staal Hitlers, Idstein, Kirchner, 1994.
15. Cité d’après W. Oberkrome, Vo/ksgeschichte…, op. cit., p. 118. Parmi les publications de G. Ipsen cf. Programm einer Soziologie des deutschen Vo/kstums, Berlin, 1933; Dos Landvolk. Ein soziologischer Versuch, Hamburg, 1936, ainsi que son article «Bevolkerungslehre» dans : Handworterbuch des Grenz- und Auslandsdeltlschtums, Carl Petersen, Otto Scheel (eds.), Breslau, 1933, vol. 1, p. 425-463.
16. D. Gusti, «Vorwort», Arbeiten …, op. cit., p. vm.
17. Cf. Wilhelm Bernsdorf, Horst Knospe (eds), Internationales Soziologen-Lexikon, 2e éd. augm., Stuttgart, Enke, 1980, vol. 1, p. 162-164.
18. Cf. D. Gusti, „Vorwort”, Arbeiten …, op. cit., p. VIII; Isac Chiva, Les communautés rurales. Problèmes, méthodes et exemples de recherches, UNESCO, Rapports et documents de sciences sociales, no 10, 1958, p. 30. La plus célè bre de ces monographies était celle de H. H. Stahl, Nerej, un village d’une région archaïque, Bucarest, 1939.
19. Cité par A. Zinn, „Gehasst oder instrumcntalisiert? …”, op. cit., p. 361.
20. Institut Mémoire de l’Édition Contemporaine, Paris: Fonds Henri Berr, HB-R-2-B2. Dans ce même fonds, on trouvera, à la cote HB-R-2-Ail, un prospectus du congrès de Bucarest.
21. Marc Bloch, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Oslo, 1931 ; derniere réédition: Paris, A. Colin, 1988 (avec une importante préface de Pierre Toubert).
22. Sur le rapport de M. Bloch à l’Allemagne, cf. Peter Schottler, «”Désapprendre de l’Allemagne”: les Annales et l’histoire allemande pendant l’entre-deux guerres», in Hans-Manfred Bock, Michel Trebitsch, Reinhard Meyer-Kalkus (eds.), De Locarno à Vichy. Les relations culturelles franco-allemandes dans les années trente, Paris, CNRS-éditions, 1993, vol. 2, p. 441 sq.
23. Cf. la préface de P. Toubert à la réédition des Caractères originaux, op. cit., p. 29-30, ainsi que P. Schôttler, ,Zur Geschichte der Annales-Rezeption in Deutschland (West)”, in Matthias Middell, Steffen Sammler (cds.), Alles Gewordene hat Geschichte. Die Schule der <> in ihren Texten 1929-1992, Leipzig, Reclam, 1994, p. 41 sq.
24. Voir ses lettres du 26 juillet ct 13 août 1939, in Marc Bloch, Écrire La Société féodale. Lettres à Henri Berr 1924-1943, éd. par Jacquelin Pluet-Despatin, Paris. JMEC-éditions, 1992, p. 105-106.
25. Il avait même déjà envoyé sa communication : «De la grande exploitation domaniale à la rente du sol. Un problème et un projet d’enquête» (republiée dans:
Mélanges historiques, op. cit., vol. 2, p. 670-674).
26. Lettre du 20 septembre1937 (Archives Nationales, Fonds Marc Bloch, 318 Mi, 1). Soulignons que parmi les «jeunes» délégués allemands il y avait notamment Otto
Abetz, futur ambassadeur de Hitler à Paris (Travaux du Premier Congrès International de Folklore, Paris, 23-28 août 1937, Tours, Arrault, 1938). La contribution de M. Bloch est reproduite dans : T. Barthélémy, F. Weber (éds.), Les campagnes à livre ouvert. Regards sur la France rurale des années 30, Presses de l’ENS, Éditions de I’EHESS, Paris, 1989, p. 63-65.
27. Parmi celles-ci figure une importante étude de Roger Dion, «Agglomération et dispersion de l’habitat rural dans le Nord de la France» (op. cit., série B, vol. 2, p. 9-21 ), republiée dans T. Barthelemy, F. Weber, Les campagnes à livre ouvert…, op. cit., p. 47-60. Ce volume ne comporte en revanche aucune contribution allemande.
28. Cf. D. Gusti, Arbeiten. .., op. cit., p. 40-72. Les deux autres contributions allemandes sont ducs à Walter Hildebrandt, qui évoque les „Villages industriels dans les montagnes hercyniennes», et Johann Mannhardt, qui traite de «La paysannerie allemande en Amérique latine>>. Signalons aussi, dans un autre volume (série D, vol. 1, p. 65- 80), le texte d’un ancien assistant de Ipsen, Helmut Haufe, consacré à l’administration rurale prussienne («Der preussische Landkreis» ).
29. Ibid., p. 9-22.
30. T. Barthélémy, F. Weber, Les campagnes à livre ouvert…, op. cit., p. 63.
31. Cf. Christian Faure, Le projet culturel de Vichy. Folk lore et révolution nationale /940-1944, Lyon, PUL, 1989; Herman Lebovics, True France. The Wars over Cultural Jdentity, 1900-1945, Ithaca, Cornell University Press, 1992, p. 162 sq.
Schöttler Peter, sursa foto: http://www.ihtp.cnrs.fr
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